Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/847

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
841
LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

par le ciel au gouvernement de la nation. Là est, pour la conscience populaire, le principe et la justification de l’autocratie. Là est la raison de l’espèce de culte public et privé, rendu par le moujik au tsar, oint du Seigneur. Il a réellement pour son souverain une religion souvent poussée jusqu’à la superstition ; mais le culte qu’il lui rend dans son cœur, comme par ses actes, le paysan le fait remonter au Dieu que l’église appelle le roi des rois et ses livres slavons le tsar éternel. C’est pour cela qu’il se courbe et se prosterne devant lui, et parfois se signe à son approche, comme devant les saintes icônes. Pour son peuple, l’empereur sacré au Kremlin a un caractère strictement religieux ; le tsar est comme le lieutenant et comme le vicaire de Dieu ; cela explique l’ingérence que le peuple orthodoxe lui a laissé prendre dans l’église. À plus forte raison, cela explique l’esprit de docilité des masses, le peu de goût d’une grande partie de la nation pour les libertés politiques. Le tsar gouvernant au nom de Dieu, n’est-il pas impie de lui oser résister ? L’église ne lance-t-elle pas, chaque année, l’anathème contre les téméraires qui ne craignent pas de mettre en doute la divine vocation du tsar et contre les rebelles à son autorité[1] ? La soumission aux puissances n’a-t-elle pas été commandée par l’apôtre ; et l’obéissance et l’humilité ne sont-elles plus les premières des vertus chrétiennes ? Ces sentimens ne sont pas toujours confinés dans le peuple. L’un des chefs du slavophilisme, Constantin Aksakof, dans un mémoire remis à l’empereur Alexandre II, le conjurait de ne pas se dessaisir de l’autocratie, parce que, de toutes les formes de gouvernement, c’était la plus conforme à l’évangile.

Un survivant des luttes du nihilisme, se plaignant des privilèges accordés au clergé, s’attaquait à ce qu’il appelait la théocratie russe[2]. Ce mot, jeté à la légère, comme un reproche banal, par un révolutionnaire, pourrait, à bien des égards, être pris au propre. Le gouvernement russe n’est pas sans droit au titre de théocratique. Chez lui, la théocratie est à la base de l’autocratie. Et cela n’a rien de surprenant : il en a été de même ailleurs. Chrétiens ou musulmans, la plupart des gouvernemens autocratiques ont eu un principe religieux. L’église, au lieu de dominer le pouvoir civil, a beau lui sembler

  1. « À ceux qui pensent que les monarques orthodoxes ne sont point élevés au trône par suite d’une bienveillance spéciale de Dieu ; et que, lors de l’onction (à leur sacre), les dons du Saint-Esprit ne leur sont point infusés pour l’accomplissement de leur grande mission ; et qui osent se soulever contre eux et se révolter, tels que Grichka, Otrépief, Jean Mazeppa et autres pareils : anathème, anathème, anathème ! » — Ces imprécations, particulières à l’Église russe, sont récitées solennellement dans l’office « de l’orthodoxie, » où elles font suite aux anathèmes contre les athées et les hérésiarques.
  2. Stepniak (pseudonyme) : Russland under the tzars, Londres, 1885.