Une des raisons de cette intimité de l’état et de l’église, c’est que,
en Russie, la religion est demeurée essentiellement nationale. Cela
explique comment l’église excite si peu de haine jusque dans les
cercles où l’on est le plus rebelle à ses dogmes. Le scepticisme est
commun dans les classes cultivées ; l’esprit de négation y est souvent tranchant ; l’église y est rarement attaquée. L’indifférence n’est
point seule, comme en Occident, à retenir dans le giron de l’église
les hommes qui franchissent les limites du dogme. En perdant la foi
de ses enfans, l’église russe garde généralement leur sympathie.
Comme certains fils, on en voit qui lui témoignent de l’affection en
lui montrant peu de respect ou même peu d’estime. Le plus grand
nombre reportent sur elle une part de l’attachement qu’ils ont pour
leur patrie. Les deux choses leur paraissent liées ; le Russe qui ose
renoncer au culte de ses ancêtres est honni, moins comme apostat
que comme traître à son pays. C’est que l’église est pour eux chose
russe ; qu’elle est avant tout une institution nationale, la plus ancienne et, malgré tout, la plus populaire de toutes. C’est que. non-seulement, elle a contribué à former la nation et à faire la Russie,
mais qu’aujourd’hui même elle en est restée le ciment.
Le peuple russe n’est pas encore entièrement sorti de cette phase, où la religion tient lieu de nationalité et se confond avec elle. Pour les masses, bien mieux, pour les hautes classes, pour le gouvernement lui-même, il n’y a de vrais et de foncièrement Russes que les orthodoxes. « Autocratie, orthodoxie, nationalité, » disait l’empereur Nicolas, et, de cette triple devise, reprise par Alexandre III, les deux derniers termes, regardés comme équivalens, sont les moins contestés. Pour le moujik, russe ou orthodoxe semblent synonymes. Le paysan, dont le nom traditionnel Krestianine signifie chrétien, le paysan, quand il s’adresse à ses pareils, les appelle orthodoxes, mettant, à l’orientale, la religion à la place de la nationalité. Veut-on dans le peuple exciter la fibre nationale, c’est la foi qu’il faut toucher. Ainsi ont toujours procédé les hommes qui ont poussé la Russie à guerroyer en Orient. C’est pour les souffrances des orthodoxes opprimés par le musulman que le cœur du peuple battait, en 1878, sous Alexandre II, comme un demi-siècle plus tôt chez Nicolas. Ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’idée d’affinité de race a tendu, dans les cercles cultivés, à se substituer à l’idée de fraternité religieuse ; chez les masses, celle-ci a toujours primé. Pour remuer les couches profondes, il n’y a qu’à leur montrer des orthodoxes à délivrer ou la croix à relever sur la coupole de Sainte-Sophie. Veut-on réveiller les passions guerrières, ce n’est pas le clairon qu’il faut sonner ; ce sont les cloches des trois cents églises de Moscou. Le vieil esprit des croisades couve encore dans le sein du peuple. Peut-être un jour l’entrainera-t-on ainsi en Asie jusqu’au tombeau du Christ, sauf à s’arrêter,