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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

moins des esprits et apportait moins de trouble dans les âmes, moins de changement dans les idées. On comprenait si peu le christianisme qu’on restait à demi païen sans le savoir. Tel encore souvent le moujik.

La religion du peuple a ainsi été longtemps une sorte de paganisme chrétien, ou mieux de christianisme païen, où le polythéisme « représentait les croyances, et le christianisme le culte. » Si les idées chrétiennes s’infiltraient peu à peu à travers les notions païennes, en revanche les vieilles cérémonies du paganisme, avec ses chants et ses danses, revivaient souvent au-dessous des rites de l’église. On a pu dire que le peuple russe était un peuple bireligieux. Les vieux chroniqueurs en faisaient déjà la remarque. Cette sorte de dualité de croyances, persistant à travers les siècles, a frappé tous ceux qui ont étudié le paysan ; elle se retrouve encore aujourd’hui dans ses chants, ses contes, ses traditions, comme dans son imagination. L’élément chrétien et l’élément païen s’y mêlent et s’y entre-croisent de telle façon que sa religion ressemble à une étoffe de deux couleurs.

Les dieux slaves ont-ils été effacés de sa mémoire, le peuple a gardé le souvenir des divinités secondaires, de celles du moins qui, par leur nom ou par leurs attributs, personnifiaient le plus nettement les forces de la nature. Comme presque partout, c’est la partie inférieure de la mythologie qui a le mieux résisté. C’est ainsi que, en près de dix siècles, le christianisme n’a pu supprimer ni le Vodiany, l’esprit des eaux, vieillard au visage boursouflé et aux longs cheveux humides qui habite les rivières et fait sa demeure près des moulins ; ni les Rousalkas, sorte de sirènes ou de naïades slaves, à la peau d’argent et à la chevelure verte, qui attirent les jeunes gens au fond des eaux ; ni le Léchîi, l’esprit des bois, sorte de lutin folâtre ou de sylvain aux pieds de chèvre, qui égare les voyageurs dans la forêt ; ni le Domovoi, le génie de la maison, dont le poêle, ce foyer russe, est la demeure préférée. Tous ces êtres fantastiques jouent un grand rôle dans les chants et les contes populaires. Les marais, les lacs, les forêts les ont fait vivre dans l’imagination russe.

En Russie plus qu’ailleurs, c’est surtout dans le culte des saints que le polythéisme s’est survécu. Si oubliés que soient les dieux slaves, ils n’ont disparu du sol russe qu’en se travestissant en saints chrétiens. Pour se retrouver dans l’Orient hellénique, comme dans l’Occident latin, de pareilles métamorphoses n’ont nulle part été plus fréquentes qu’en Russie. Elles seules expliquent la vogue de certains bienheureux et la bizarre hiérarchie du ciel russe. La place assignée par la dévotion populaire à ses saints favoris est