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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

d’empire sur les masses, ne connaissent ni religion ni christianisme.

La religion, et cela est vrai de la plus sublime comme des plus humbles, la religion s’épure ou se dégrade selon le milieu qui la reçoit. Chez un peuple grossier, ignorant, elle devient ignorante et grossière. Entre elle et le croyant, il y a une action réciproque ; elle se matérialise quand elle ne peut le spiritualiser ; elle s’avilit avec ceux qu’elle ne peut élever. La religion prend les hommes par le dedans ou par le dehors, selon leur degré de culture ; et c’est par le dehors que commence le plus souvent son empire, comme c’est encore par le dehors qu’il se prolonge, alors que s’affaiblit son autorité sur le dedans.

Il se rencontre souvent ici une confusion d’idées qu’il importe d’éviter. De ce qu’une religion est grossière, de ce que les rites et les formes y prédominent, il ne s’ensuit pas toujours qu’elle soit toute de forme. Elle peut être, ou mieux, elle peut sembler tout extérieure, sans être pour cela superficielle. Ce sont là deux choses fort différentes. Telle pratique, qui nous paraît de pure forme, peut tenir au plus profond des notions populaires ou au plus intime du cœur ; il faudra des siècles pour l’en déraciner. L’importance attachée aux rites et aux observances ne prouve point que le cuits reste sans prise sur le fond de l’homme. Loin de là, à un certain degré de culture, comme à un certain âge de la vie, l’intérieur est asservi à l’extérieur. Il ne pénètre à l’âme que ce qui frappe les sens ; il n’y a de règle pour le dedans que ce qui règle le dehors, parce qu’alors l’homme est presque tout en dehors, ou le dehors est presque tout l’homme.

Cette réserve faite, il reste vrai qu’en Russie la religion est demeurée plus grossière qu’en tel ou tel autre pays. La foi chrétienne y est entachée de notions païennes. En dehors même de ces tribus d’origine finno-turque, qui n’ont de chrétien que leur inscription sur les registres de l’église, le paysan, s’il est toujours religieux, ne semble pas toujours chrétien. Pour être parvenu à rayer de l’âme russe le nom et le souvenir des dieux païens, le christianisme n’a pas toujours réussi à y graver ses dogmes et ses croyances. Entre les vieilles conceptions païennes et les enseignemens évangéliques, il y a une sorte de superposition qui a persisté jusqu’à nous. Ce ne sont pas seulement les rites du paganisme que le paysan a çà et là conservés, c’est, sous une enveloppe chrétienne, l’esprit même du polythéisme. Aussi est-ce devant le moujik qu’on pourrait dire que le paganisme est immortel.

Ce phénomène s’explique par plusieurs raisons faciles à saisir : par l’état de culture du peuple, par son manque d’éducation historique,