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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

toujours en revenir là quand on parle des Russes. C’est cette alliance de traits opposés qui fait l’originalité de leur caractère national, qui lui donne quelque chose d’imprévu, de troublant, d’insaisissable, et en rend l’étude si attachante parce qu’elle réserve toujours des découvertes ou des énigmes. Chez le Russe, les contraires s’attirent. Toutes ces oppositions de tempérament, tous ces contrastes de caractère se manifestent dans sa religion, et nulle part peut-être avec plus de relief que dans ses sectes populaires.


III.

Nous étudions le sentiment religieux en Russie ; mais le peuple russe est-il vraiment religieux, est-il vraiment chrétien ? Les vagues et grossières croyances du moujik méritent-elles le nom de religion ? ses confuses notions sur la vie et sur le monde proviennent-elles bien de la foi chrétienne ? Beaucoup de ses compatriotes le contestent. Pour un grand nombre de Russes, la Russie n’est ni religieuse, ni chrétienne. À Pétersbourg, à Moscou même, cela est devenu une sorte d’axiome. Des hommes, d’opinions d’ailleurs fort diverses, sont là-dessus d’accord. À les en croire, le moujik n’a de la religion que l’apparence ; il n’a de chrétien que les dehors. En certains cercles, ce n’est pas là seulement un lieu-commun, c’est aussi une prétention nationale. On est disposé à s’en faire gloire, oubliant que, s’il y a là une part de vérité, la cause en est surtout au peu de culture du pays. Déjà, sous Nicolas, l’un des oracles de la pensée russe, Biélinsky, écrivait à Gogol, si je ne me trompe : « Regardez bien le peuple et vous verrez qu’au fond il est athée. Il a des superstitions, il n’a pas de religion. » À plus d’un Pétersbourgeois cela semble préférable. On trouve avantage à ce qu’au point de vue religieux comme au point de vue politique, l’esprit russe soit une table rase.

Un Russe, ami et disciple de Littré, a fort bien, sur ce point, exprimé l’opinion de beaucoup de ses compatriotes ; il nous reprochait d’avoir attaché trop d’importance à l’entrée de la Russie au nombre des nations chrétiennes[1]. En Russie, a dit M. Wyroubof, il y a eu des églises, il n’y a jamais eu de religion, si ce n’est le polythéisme primitif. L’église a dissous peu à peu le paganisme sans réussira lui rien substituer. Le peuple, resté sans croyances en rapport avec ses besoins, s’est montré accessible à toutes les superstitions, à toutes les étrangetés. En fait, la Russie n’a jamais

  1. Voyez la Philosophie positive, nov. 1873 et août 1881.