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Cette influence historique s’étend secrètement jusqu’aux classes cultivées, aux classes atteintes, depuis un siècle, du scepticisme occidental. Elles aussi ont durement ressenti le poids de l’histoire et de la vie. De là, en grande partie, l’accent original de leur mélancolie, leur précoce désenchantement d’une civilisation inférieure à leurs exigences, leur effort convulsif, dans le naufrage de leurs croyances, pour se rattacher à une foi nouvelle. De là, chez tant de ceux qui traversent le désert de la vie russe, un penchant au pessimisme, au mysticisme, au nihilisme, trois puits profonds et voisins l’un de l’autre, où se laissent choir bien des âmes lasses. De là, pour une bonne part, les brusques et douloureux coups d’aile d’une littérature restée croyante dans l’incrédulité, gardant le sentiment d’une foi qu’elle a perdue et frappant de ses élans impuissans un ciel vide.

Nous sommes portés, en Occident, à demander à la race, au sang slave, le secret des penchans mystiques et de l’instinct religieux des Russes. De pareilles vues ont beau se retrouver jusqu’à Pétersbourg ou à Moscou, c’est là, me semble-t-il, moins une explication qu’une simple constatation. Entre le génie slave et le génie hindou, entre le nihilisme de l’un et le bouddhisme de l’autre, on s’est plu à découvrir une ressemblance ; et, cette ressemblance, on a été, chez nous et en Russie, jusqu’à l’attribuer à une parenté des deux races et à la pureté du sang russe[1].

Le nihilisme mystique de certains contemporains (nous ne parlons pas ici du nihilisme révolutionnaire, assez improprement dénommé) a beau présenter certains points de contact avec le vieux bouddhisme des bords du Gange, il y a entre l’esprit russe et l’esprit hindou, l’un essentiellement réaliste, l’autre essentiellement métaphysique, non moins de contrastes que de similitudes. À tout prendre, ils ne diffèrent guère moins que les épaisses jungles du Deccan et les pâles forêts du Nord. L’un tient du soleil des tropiques et l’autre des neiges du cercle polaire. Si notre œil perçoit entre eux de secrètes affinités, cela prouve une fois de plus que les extrêmes se touchent ; cela montre que la nature sait, dans les régions les plus dissemblables et par des moyens opposés, aboutir parfois aux mêmes effets ; que l’homme peut, sous les cieux les plus divers, éprouver à son insu les mêmes sentimens. Encore, en pareil cas, la part de l’histoire et de l’état de culture, la part du régime social, politique ou religieux, est-elle peut-être plus grande que celle de la nature.

Quant à conclure de pareilles similitudes de tempérament à une

  1. Voyez, p. ex., le beau livre de M. E.-M. de Vogüé : le Roman russe, chap. Ier.