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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

est peu de pays cependant où pareille opinion nous semble moins de mise. La religion y mérite d’autant plus d’attention qu’elle a gardé plus de prise sur les masses. N’aurait-elle d’autre attrait pour notre curiosité, qu’elle serait encore pour nous un moyen de connaître le peuple, de pénétrer ses sentimens et ses instincts, de le saisir dans ce qu’il a de plus intime ou de plus spontané.

Les religions sont comme des moules où les siècles ont jeté les générations ; souvent l’empreinte persiste après que le moule est brisé. Parfois, au contraire, la religion se modèle elle-même sur le peuple qu’elle prétend former à son image. Ainsi en est-il notamment des sectes russes. En Russie, l’empreinte religieuse, chez le peuple du moins, est d’autant plus marquée que la religion est demeurée plus nationale, plus populaire ; que, dans les sectes, elle a pris quelque chose de plus personnel, de plus russe. C’est dans le vaste champ de la religion, dans les aériennes et nébuleuses régions de la théologie, que l’esprit encore inculte du peuple a pu jusqu’ici se donner le plus librement carrière. L’étudier dans ses croyances, c’est étudier l’ethnographie russe dans ce qu’elle a de plus relevé, non-seulement dans les coutumes ou dans les vêtemens du paysan, mais dans son esprit, dans son âme et sa conscience.

Est-ce là le seul intérêt d’une pareille étude ? Nullement. À cette sorte d’intérêt à demi scientifique, à demi littéraire, s’en joint un autre au moins égal, l’intérêt politique. En examinant la religion du peuple, en scrutant ses croyances, en considérant l’église qui l’a instruit et les sectes qui l’attirent, nous sommes persuadé que nous étudions l’état et la société russes dans un de leurs principaux élémens. dans ce qui, en réalité, leur sert de base et de support.

Il serait aussi facile de bâtir une ville dans les airs que de constituer un état sans croyance aux dieux. Ainsi parle un ancien, Plutarque, si je ne me trompe, et, sur ce point, la plupart des penseurs modernes, y compris Rousseau et Robespierre, ont été d’accord avec l’antiquité. En dépit des apparences, cette vieille maxime ne nous paraît pas encore surannée. La science a eu beau émanciper la pensée de l’homme, les sociétés humaines ont peine à vivre sans croyances supérieures ; non pas assurément sans culte officiel ou sans religion d’état, mais sans culte ni sentiment religieux. Ils montrent une présomption naïve, les politiques ou les philosophes qui, avec le fondateur du positivisme, croient l’heure venue de reconduire Dieu aux frontières de leur république, sauf « à le remercier de ses services provisoires. » Dieu a encore des services à rendre. Dieu exilé de la cité, bien des choses pourraient émigrer à sa suite.

Telle est, à notre sens, la difficulté capitale de notre civilisation