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surprise passer côte à côte dans la procession l’ami de la duchesse, le cardinal de Tencin, et Fitz-James, son proscripteur, qu’on ne s’attendait plus à y voir. « Toutes ces nouvelles se font, dit-il, sur Mme de Châteauroux, au sujet de laquelle chacun tient des propos de toute sorte, sur lesquels il est nécessaire pourtant d’être circonspect pour éviter la Bastille[1]. »

Une résolution très importante, que le roi fit connaître en arrivant à Versailles, aurait dû fixer les incertitudes et ne fit que les accroître. On se souvient qu’après la mort de Fleury et le renvoi d’Amelot, Louis XV, pour bien montrer qu’il voulait tout diriger lui-même, n’avait confié à personne le ministère des affaires étrangères, se réservant d’en faire le travail directement avec les premiers commis. Cette vacance, qui, pendant la maladie de Metz et le siège de Fribourg, causait une véritable stagnation des affaires, était l’objet des réclamations les plus vives de la part des ministres et des ambassadeurs étrangers ; aussi, à son retour de l’armée, le petit-fils de Louis XIV, s’apercevant un peu tard qu’il ne pouvait, comme son aïeul, mener la France à lui seul, se résigna enfin à se faire aider par un ministre. Dans un moment où le conseil était divisé entre deux tendances contraires, dont l’une fondait tout son espoir sur le retour de Mme de Châteauroux, le choix devait être significatif, et chacun regarda s’il pouvait y trouver la trace de la main qui l’avait dicté ; mais les juges les plus habiles furent en défaut, et le roi, cette fois encore, sembla prendre plaisir à déjouer toutes les interprétations. Il eut pourtant deux nominations successives à faire, car, par une réserve assez singulière en tout temps, mais parfaitement inattendue à Versailles, le premier titulaire désigné n’accepta pas. C’était un vieux diplomate du nom de Villeneuve, qui avait presque fait toute sa carrière en Orient, et revenait depuis peu de Constantinople, où il s’était acquitté avec habileté des fonctions d’ambassadeurs auprès de cette cour, où la situation d’un agent français était toujours délicate[2]. On ne pouvait être plus étranger aux intrigues d’un jour. Villeneuve, craignant sans doute d’y être mêlé, allégua son âge et sa fatigue pour supplier le roi d’être déchargé du fardeau. Il était si contraire aux usages d’alors de se dérober, même par modestie, à une commission royale, que ce refus fit presque scandale. Les chroniques du temps racontent que, quand Villeneuve fit son entrée à Versailles, chacun le croyant en

  1. Mémoires de Luynes, t. I, p. 140-145-154 et suiv. — Journal de Barbier, novembre 1744.
  2. Un jeune écrivain, dont j’ai déjà eu l’occasion de signaler le mérite, M. Albert Vandal, vient de raconter, dans un volume très intéressant, l’ambassade de M. de Villeneuve à Constantinople et la situation brillante que ce diplomate avait su rendre à la France en Orient.