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Collier, avait cru qu’une des soixante caisses avait sauté et que les autres suivraient immédiatement. Il y avait de quoi transformer en atomes le paquebot et ceux qu’il contenait. La vérité est que personne de nous ne se faisait plus d’illusion. Je ne parle pas des braves qui luttaient avec le feu et, semblables à des troupes montant à l’assaut, n’avaient heureusement pas le temps de réfléchir sur les périls qui les entouraient ; mais sur le gaillard d’avant, tout le monde était persuadé que l’heure de la mort était venue.

Il y a une grande différence, je dirai presque il y a contraste absolu, entre la situation de quelqu’un qui se trouve en danger imminent de vie et celle d’un homme placé en présence d’une mort certaine. C’est que le mot danger implique toujours une chance de salut : il y a incertitude. Personne ne dira qu’un condamné qui marche au supplice est en danger. Mais s’il essaie de s’évader et qu’il soit poursuivi, il y a danger. Du moment où on l’a rejoint et où la marche lugubre est reprise, le danger disparaît, puisque l’exécution est certaine. Ce sont donc deux situations tout à fait différentes, et la disposition d’esprit de l’individu en question doit naturellement répondre à l’une ou à l’autre. L’homme en danger entrevoit une chance favorable et ne songe qu’à en profiter. Il n’a pas le temps de donner une seule pensée aux siens, à ceux qu’il aime et qu’il va peut-être quitter à jamais, à ses intérêts de fortune et, s’il est chrétien, au salut de son âme. Toutes ses facultés se concentrent dans un seul désir, dans l’ardent, dans l’âpre désir de vivre. Quelques personnes de ma connaissance et moi-même nous avons éprouvé cette sensation dans des circonstances semblables. Un prêtre, d’une piété notoire, me raconta un jour, non sans se reprocher son attachement à la vie, que, ses chevaux s’étant emportés, il ne s’occupait que de la question de savoir s’il devait sauter en bas ou rester dans la voiture.

Celui qui est ou croit fermement être arrivé au terme de son existence se trouve dans une disposition d’âme tout autre. Il sait qu’il n’a rien à espérer. Selon ses convictions, les vastes horizons de l’éternité avec leurs terreurs secrètes, avec leurs clartés surnaturelles, ou les abîmes du néant s’ouvrent devant lui. Il ne lui reste qu’à choisir entre la résignation ou le désespoir, et, en effet, l’une ou l’autre se peignait sur toutes les physionomies.

Ne pouvant me mêler aux combattans, je tâchais de me rendre utile en passant de groupe en groupe afin de maintenir le moral des pauvres femmes qui, entourées de leurs enfans ou les tenant dans leurs bras, se montraient assez courageuses. Les unes, et c’était la majorité, les yeux levés vers le ciel, priaient avec ferveur ; d’autres se renfermaient dans le silence morne du désespoir. Un sourire, un