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encore vous fier aux promesses du roi après qu’il vous a si cruellement abandonnée? Restez chez vous et épargnez-nous vos continuelles lamentations ; vous deviez vous attendre à tout ce qui vous arrive. » Bien que donné brutalement, le conseil était sage, mais la petite princesse ne l’écouta pas. Elle se remua si bien qu’elle réussit à emprunter l’argent de son voyage, et la voilà sur la route de Berlin, courant la poste vers une des plus cruelles déceptions de sa vie.

Elle arriva le 16 novembre 1732, sur le soir, précédée par une estafette qui devait avertir la reine et mettre tout le palais en fête. Elle descend de carrosse ; personne pour la recevoir. Pas de lumière. Déjà troublée par cette solitude, elle se dirige vers la chambre de sa mère. La reine l’aperçoit, vient à elle, la prend par la main sans lui laisser le temps de parler et la conduit dans son cabinet. « Elle se flanqua sur un fauteuil sans m’ordonner de m’asseoir. Me regardant alors d’un air sévère: « Que venez-vous faire ici? » me dit-elle. Tout mon sang se glaça à ce début. « Je suis venue, répondis-je, par ordre du roi, mais principalement pour me mettre aux pieds d’une mère que j’adore et dont l’absence m’était insupportable. — Dites plutôt, continua-t-elle, que vous y venez pour m’enfoncer un poignard dans le cœur et pour convaincre tout le genre humain de la sottise que vous avez faite d’épouser un gueux. Après cette démarche, vous deviez rester à Bayreuth pour y cacher votre honte, sans la publier encore ici. Je vous avais mandé de prendre ce parti. Le roi ne vous fera aucun avantage et se repent déjà des promesses qu’il vous a faites. Je prévois d’avance que vous nous rebattrez les oreilles de vos chagrins, ce qui nous ennuiera beaucoup, et que vous nous serez à charge à tous. »

Le cœur de la pauvre margrave se brisa. Elle se laissa tomber à terre et sanglota comme au temps où elle était enfant et où son père la battait. Quand elle put enfin rentrer dans la chambre de la reine et qu’elle voulut embrasser ses anciennes amies, celles-ci la regardèrent de haut en bas sans lui répondre. Sa sœur favorite l’accabla de railleries sur ses habits râpés. Le roi était à Potsdam. Elle se hâta de lui écrire. Après les lettres qu’elle en avait reçues, il était impossible qu’il n’eût pas de joie de la voir. Il revint de Potsdam dès le lendemain. « Il me reçut fort froidement. « Ha! ha! me dit-il, vous voilà. Je suis bien aise de vous voir. « Il prit une lumière, la considéra un instant en faisant la remarque qu’elle était bien changée, et reprit: « Que je vous plains! Vous n’avez pas de pain, et sans moi vous seriez obligée de gueuser. Je suis aussi un pauvre homme, je ne suis pas en état de vous donner beaucoup. Je ferai ce que je pourrai. Je vous donnerai par 10 ou 12 florins, selon que mes affaires le permettront. Ce sera toujours de quoi soulager