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LA
JEUNESSE D’UNE PRINCESSE

La margrave de Bayreuth, sœur du grand Frédéric, a laissé des Mémoires écrits en français, imprimés d’abord à Paris en 1810, et souvent réimprimés en traduction allemande. On a aussi publié, il y a une trentaine d’années, sa correspondance avec son frère. Sainte-Beuve en prit occasion de tracer le portrait de cette aimable princesse, mais, par un scrupule singulier, il voulut la voir uniquement à travers la Correspondance, qui ouvre lorsqu’elle avait plus de vingt ans et offre au début peu d’intérêt. Il se défendait avec vivacité de parler des Mémoires où se trouve toute la jeunesse, curieuse s’il en fut, de la margrave de Bayreuth et de Frédéric II. C’est que Sainte-Beuve venait d’avoir son chemin de Damas en politique. Il était sincèrement froissé de l’irrévérence avec laquelle une fille de roi traitait les cours de son temps, et il la tança même très vertement d’avoir prêté des armes, par ses moqueries inconsidérées, « contre l’ordre de choses qui était le sien et qu’elle ne désirait ni avilir ni voir détruire. »

L’instinct critique de Sainte-Beuve, d’ordinaire si sûr, a été mis cette fois en défaut par l’ardeur d’un respect nouvellement conquis pour les princes et les cours. L’ouvrage où il n’a vu qu’une satire étourdie et « un tort » d’une femme d’esprit nous offre le tableau véridique des mœurs de l’Allemagne au commencement du XVIIIe siècle, et ce tableau est infiniment précieux pour l’histoire. Plus la société dépeinte par la margrave est grossière, plus le contraste est choquant entre cette grossièreté et ce que nous savons de l’épanouissement de la civilisation germanique cent ans plus tôt, et mieux on se rend compte de l’immensité du désastre de la guerre de Trente ans, par laquelle l’Allemagne était retombée dans la barbarie.