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le nombre proportionnel par département des illettrés et des criminels serait marqué par des teintes plus ou moins fortement ombrées, la répartition de ces teintes parût au premier coup d’œil et à peu de chose près la même. Or en est-il ainsi ? Peu s’en faut que ce soit tout le contraire. Prenons, par exemple, la liste des départemens classés d’après le nombre proportionnel des prévenus et d’après le nombre proportionnel des illettrés, et comparons le rang qu’un même département occupe sur ces deux listes. Celui de tous les départemens qui compte le plus grand nombre de prévenus est la Seine : 86 prévenus pour 10,000 habitans. C’est un de ceux où l’instruction est le plus répandue : il occupe le neuvième rang. Viennent ensuite[1] les Bouches-du-Rhône avec 65 prévenus sur 10,000 habitans. Au point de vue de l’instruction, ce département occupe le trente-deuxième rang. Puis nous trouvons l’Aisne, les Alpes-Maritimes, le Doubs, l’Hérault, la Marne, le Rhône, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, avec ses 49 à 59 prévenus sur 10,000 habitans. Ces départemens occupent presque tous, au point de vue de l’instruction, un rang très favorable, entre autres le Doubs qui est le second, l’Hérault qui est le quatrième, le Rhône qui est le sixième. Faisons maintenant la vérification à rebours. Vingt-trois départemens ne comptent que de 19 à 29 prévenus par 10,000 habitans. Dans ce nombre figurent les départemens qui comptent le plus grand nombre d’illettrés, le Morbihan, les Côtes-du-Nord, la Creuse, la Corrèze, etc. À quelque point de vue qu’on se place, la démonstration est donc irréfragable. L’ignorance n’a aucune influence sur la criminalité, ni l’instruction sur la moralité. Il faut renoncer à cette explication et à cette espérance. Au reste, l’école criminelle anthropologiste, qui a le respect des faits, ne méconnaît pas cette triste vérité. Dans la préface qu’il a mise en tête de la traduction de Lombroso, M. Létourneau, malgré la confiance qu’il met « dans la diffusion des écoles laïques avec maîtres mariés, » n’hésite pas à en convenir : « La proportion plus grande, dit-il, des délits frauduleux et des emprisonnemens dans les classes dites éclairées, prouve assez que l’alphabet ne fait pas des miracles. » Lombroso va plus loin. Suivant lui, l’instruction donnée aux détenus dans les écoles pénitentiaires ne fait qu’augmenter la récidive, en mettant à leur disposition un nouvel instrument de crime et en leur facilitant le faux et l’escroquerie. C’est ici, je crois, dépasser la mesure. Il ne faut pas oublier, en effet, que la principale difficulté pour le libéré est de gagner sa vie, et que l’ignorance absolue interdit l’usage d’une foule de métiers. Mais il suffit que cette opinion puisse être soutenue pour montrer l’inefficacité

  1. La Corse présente 73 prévenus pour 10,000 habitans. Mais la criminalité de ce département est d’une nature tellement particulière qu’il en faut, en quelque sorte, faire abstraction dans la statistique.