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Sa chimère impériale en a dévoré bien davantage : entre 1804 et 1815, il a fait tuer plus de 1,700,000 Français nés dans les limites de l’ancienne France[1], auxquels il faut ajouter probablement 2 millions d’hommes nés hors de ces limites et tués pour lui, à titre d’alliés, ou tués par lui, à titre d’ennemis. Ce que les pauvres Gaulois, enthousiastes et crédules, ont gagné à lui confier deux fois leur chose publique, c’est une double invasion ; ce qu’il leur lègue, pour prix de leur dévoûment, après cette prodigieuse effusion de leur sang et du sang d’autrui, c’est une France amputée des quinze départemens acquis par la république, privée de la Savoie, de la rive gauche du Rhin et de la Belgique, dépouillée du grand angle du Nord-Est par lequel elle s’achevait, fortifiait son point le plus vulnérable, et, selon le mot de Vauban, complétait « son pré carré, » séparée des quatre millions de nouveaux Français qu’elle s’était presque assimilés par vingt ans de vie commune, bien pis, resserrée en-deçà des frontières de 1789, seule plus petite au milieu de ses voisins tous agrandis, suspecte à l’Europe, enveloppée à demeure par un cercle menaçant de défiances et de rancunes. — Telle est l’œuvre politique de Napoléon, œuvre de l’égoïsme servi par le génie : dans sa bâtisse européenne, comme dans sa bâtisse française, l’égoïsme souverain a introduit un vice de construction. Dès les premiers jours, ce vice fondamental est manifeste dans l’édifice européen, et il y produit, au bout de quinze ans, l’effondrement brusque : dans l’édifice français, il est aussi grave, quoique moins visible ; on ne le démêlera qu’au bout d’un demi-siècle ou même d’un siècle entier; mais ses effets graduels et lents seront aussi pernicieux et ne sont pas moins sûrs.


H. TAINE.

  1. Léonce de Lavergne, Économie rurale de la France, p. 40. (D’après le témoignage de l’ancien directeur de la conscription sous l’empire.)