Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/538

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ville engourdie, s’il n’y avait pas été retenu par la découverte et les suites d’un scandale étrange. C’était une vieille affaire, car elle remontait aux premiers mois de 1837, lorsque l’artificieuse habileté de Ben-Durand avait induit Abd-el-Kader à ravitailler lui-même la garnison française de Tlemcen. On a vu que le juif s’était fait payer fort cher par l’intendance le prix du ravitaillement, dont l’émir n’avait pas touché un boudjou, quoique les frais de l’opération n’eussent porté que sur lui, Ben-Durand ayant réussi à lui persuader que cette grosse dépense était la rançon des prisonniers de la Sikak; or, les prisonniers lui étaient rendus, à titre gracieux, par la France ; de sorte que l’émir d’une part et l’autorité française de l’autre étaient également dupes du juif madré. Mais comment celui-ci avait-il pu jouer aussi facilement l’autorité française? C’est qu’il avait un associé, un complice assez haut placé pour avoir réussi à obtenir du gouvernement le renvoi des captifs arabes.

Cinq mois s’étaient écoulés ; Ben-Durand et son complice pouvaient se croire désormais à l’abri de toute recherche, lorsqu’un jour, à l’occasion de quelques prisonniers faits par les Hadjoutes et que l’émir allait renvoyer libres : « Eh quoi! lui dit un de ses khalifas, tu rends aux Français leurs prisonniers pour rien ! Ils t’ont bien fait payer les tiens naguère. » Ce propos, venu à la connaissance du général Bugeaud, le mit en éveil. D’abord, il fit partir pour Mascara son aide-de-camp, M. de Rouvray, à qui Abd-el-Kader ne voulut rien dire ; une autre fois, le lieutenant de spahis Allegro eut plus d’adresse ou plus de chance ; comme il parlait à l’émir du cadeau que la France lui avait fait des prisonniers de la Sikak : «Un cadeau ! reprit vivement Abd-el-Kader; j’ai acheté mes prisonniers par le ravitaillement de Tlemcen ! » Allegro n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Le général Bugeaud fit venir Ben-Durand, qui, avec l’effronterie d’un malhonnête homme, lui répondit qu’il avait exécuté fidèlement les clauses de son marché, qu’il s’était libéré vis-à-vis de l’intendance française et que, partant, personne n’avait le droit de lui demander compte de ses bénéfices ; cependant, pressé de questions, il ne fit pas difficulté d’avouer qu’après l’affaire faite, il en avait partagé le profit avec le commandant de la province d’Oran, le général de Brossard. Une fois lancé, il ne s’arrêta plus; il alla même si loin que ses révélations devinrent fantastiques; ainsi, par exemple, le général de Brossard l’aurait chargé d’offrir à l’émir ses services, de telle sorte que, moyennant 200,000 francs comptant et 50,000 francs de rente assurés à sa famille, il aurait fait venir de France assez de carlistes et de mécontens pour combattre en ligne, assiéger les places, expulser les Français et mettre toute l’Algérie aux mains d’Abd-el-Kader. « Cette offre, écrivait le 21 septembre, au lendemain de l’éclat. Le lieutenant-colonel de