Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contenir des sujets et lever des contributions, pour confisquer et brûler des marchandises, pour empoigner des fraudeurs et faire marcher des réfractaires. De ces réfractaires, en 1810[1], on en compte déjà 160,000 condamnés nominativement; de plus, 170 millions d’amende ont été imposés à leurs familles. En 1811 et 1812, des colonnes volantes, qui traquent les fugitifs, en ramassent 60,000, que l’on pousse par troupeaux, de l’Adour au Niémen, le long de la côte ; arrivés à la frontière, on les verse dans la grande armée ; mais, dès le premier mois, ils désertent, eux et leurs compagnons de chaîne, au taux de 4 ou 5,000 par jour[2]. Si jamais l’Angleterre est conquise, il faudra aussi y tenir garnison, et par des garnisaires aussi zélés. — Tel est l’avenir indéfini que le système offre aux Français, même avec toutes les bonnes chances. Il se trouve que les chances sont mauvaises et qu’à la fin de 1812 la grande armée gît dans la neige : le cheval a manqué des quatre pieds. Par bonheur, ce n’est qu’un cheval fourbu ; « la santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure[3] ; » le cavalier ne s’est point fait de mal ; il se relève, et, ce qui le préoccupe en cet instant, ce

  1. Archives nationales, AF, IV, 1,297. (Pièces 206 à 210). (Rapport à l’empereur par le directeur général des revues de la conscription, comte Dumas, 10 avril 1810.) Outre les 170 millions d’amende, 1,675,457 francs d’amende ont été infligés à 2,335 individus, « fauteurs ou complices.» — Ibid., AF, IV, 1,051. (Rapport du général Lacoste sur le département de la Haute-Loire, 13 octobre 1808.) « On calcule presque toujours dans ce département sur la désertion de la moitié des conscrits... Dans la plupart des cantons, les gendarmes font un trafic honteux de la conscription ; ils tirent jusqu’à des pensions de certains conscrits pour les favoriser. — Ibid., AF, IV, 1,052. (Rapport de Pelet, 12 janvier 1812) : « Les opérations de la conscription se sont améliorées (dans l’Hérault); les contingens de 1811 ont été fournis. Il restait 1,800 réfractaires ou déserteurs des classes antérieures; la colonne mobile en a arrêté ou fait rendre 1,(300; 200 sont encore à poursuivre. » — Faber, Notice (1807) sur l’intérieur de la France, p. 141. « Sur les frontières particulièrement, la désertion est quelquefois effrayante; sur 100 conscrits, on a compté parfois 80 déserteurs.» — Ibid., p. 149: « Il a été annoncé dans les feuilles publiques qu’en 1801 le tribunal de première instance séant à Lille avait condamné, pour la conscription de l’année, 135 réfractaires. et que celui qui siège à Gand en avait condamné 70. Or, 200 conscrits forment le maximum de ce qu’un arrondissement de département saurait fournir. » — Ibid., p. 145. « La France ressemble à une grande maison de détention où l’un surveille l’autre, où l’un évite l’autre... Souvent on voit un jeune homme qui a un gendarme à ses trousses; souvent quand on y regarde de près, ce jeune homme a les mains liées, et quelquefois il porte des menottes.» — Mathieu Dumas, III, 507. (Après la bataille de Dresde, dans les hôpitaux de Dresde) : « J’observai, avec un déplaisir, plusieurs de ces hommes légèrement blessés; la plupart, jeunes conscrits nouvellement arrivés à l’armée, n’avaient pas été blessés par le feu ennemi, mais ils s’étaient mutuellement mutilés aux pieds et aux mains. De tels antécédens et d’aussi mauvais augure avaient déjà été observés dans la campagne de 1809. »
  2. De Ségur, III, 474. — Thiers, XIV, 159. (Un mois après le passage du Niémen, 150,000 hommes avaient disparu des rangs.)
  3. Vingt-neuvième bulletin (3 décembre 1812).