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peu lui importe que ce terrible mot soit prononcé ; bien pis, il souhaite qu’au fond du cœur, anxieusement, chacun le prononce. « Mon frère, disait Joseph en 1803[1], veut que le besoin de son existence soit si bien senti et que cette existence soit un si grand bienfait, qu’on ne puisse rien voir au-delà sans frémir. Il sait, et il le sent, qu’il règne par cette idée plutôt que par la force ou la reconnaissance. Si demain, si un jour, on pouvait se dire : « Voilà un ordre de choses établi et tranquille, voilà un successeur désigné, Bonaparte peut mourir, il n’y aura ni trouble, ni innovation à craindre, » mon frère ne se croirait plus en sûreté... Telle est la règle de sa conduite. » En vain les années s’écoulent, jamais il ne songe à mettre la France en état de subsister sans lui ; au contraire, il compromet les acquisitions durables par les annexions exagérées, et, dès le premier jour, il est visible que l’empire finira avec l’empereur. En 1805, le 5 pour 100 étant à 80 francs, son ministre des finances, Gaudin, lui fait observer que ce taux est raisonnable[2]. « Il ne faut pas se plaindre, puisque ces fonds sont en viager sur la tête de Votre Majesté. — Que voulez-vous dire? — Je veux dire que l’empire s’est successivement agrandi au point qu’il devient ingouvernable après vous. — Si mon successeur est un imbécile, tant pis pour lui. — Oui, mais aussi tant pis pour la France. » Deux ans plus tard, en manière de résumé politique, M. de Metternich[3] porte ce jugement d’ensemble : « Il est remarquable que Napoléon, tourmentant, modifiant continuellement les relations de l’Europe entière, n’ait pas encore fait un seul pas qui tende à assurer l’existence de ses successeurs. » En 1809, le même diplomate ajoute[4] : « Sa mort sera le signal d’un bouleversement nouveau et affreux; tant d’élémens divisés tendront à se rapprocher. Des souverains détrônés seront rappelés par d’anciens sujets; des princes nouveaux auront de nouvelles couronnes à défendre. Une véritable guerre civile s’établira pour un demi-siècle dans le vaste empire du continent, le jour où le bras de fer qui en tenait les rênes sera réduit en poussière. » En 1811, « tout le monde[5] est convaincu

  1. Miot de Melito, Mémoires, II, 4«, 152.
  2. Souvenirs, par Gaudin, duc de Gaëte (3e vol. des Mémoires, p. 67).
  3. M. de Metternich, II, 120. (Lettre à Stadion, 26 juillet 1807.)
  4. Ibid., II, 291. (Lettre du 11 avril 1809.)
  5. Ibid., II, 400. (Lettre du 17 janvier 1811.) Aux heures lucides, Napoléon porte le même jugement : Cf. Pelet de La Lozère, Opinions de Napoléon au conseil d’état, p. 15 : « Tout cela durera autant que moi; mais, après moi, mon fils s’estimera heureux d’avoir 40,000 francs de rente. » — (De Ségur, Histoire et Mémoires, III, 155) : « Combien de fois alors (1811) on l’entendit prévoir que le poids de son empire accablerait son héritier ! » — « Pauvre enfant! disait-il en regardant le roi de Rome, que d’affaires embrouillées je te laisserai ! » — Dès le commencement, il lui arrivait parfois de se juger et de prévoir l’effet total de son action dans l’histoire : « Arrivé dans l’île des Peupliers, le premier consul s’est arrêté devant le tombeau de J.-J. Rousseau et a dit : « Il eût mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’eût jamais existé. — Eh pourquoi, citoyen consul? — C’est lui qui a préparé la révolution française. — Je croyais que ce n’était pas à vous à vous plaindre de la révolution. — Eh bien! L’avenir apprendra s’il ne valait pas mieux, pour le repos de la terre, que Rousseau ni moi n’eussions jamais existé. » — Et il reprit d’un air rêveur sa promenade. » — (St. Girardin, Journal et Mémoires, III, Visite du premier consul à Ermenonville.)