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froissés si à fond dans leurs intérêts et si à vif dans leurs sentimens, il les a tellement foulés, rançonnés et appliqués par contrainte à son service, il a détruit, outre les vies françaises, tant de vies espagnoles, italiennes, autrichiennes, prussiennes, suisses, bavaroises, saxonnes, hollandaises, il a tué tant d’hommes en qualité d’ennemis, il en a tant enrôlé hors de chez lui et fait tuer sous ses drapeaux en qualité d’auxiliaires, que les nations lui sont encore plus hostiles que les souverains. Décidément, avec un caractère comme le sien, on ne peut pas vivre; son génie est trop grand, trop malfaisant, d’autant plus malfaisant qu’il est plus grand. Tant qu’il régnera, on aura la guerre; on aurait beau l’amoindrir, le resserrer chez lui, le refouler dans les frontières de l’ancienne France : aucune barrière ne le contiendra, aucun traité ne le liera ; la paix, avec lui, ne sera jamais qu’une trêve; il n’en usera que pour se réparer, et, sitôt réparé, il recommencera[1] ; par essence, il est insociable. Là-dessus, l’opinion de l’Europe est faite, définitive, inébranlable. — Combien cette conviction est unanime et profonde, un seul petit détail suffira pour le montrer. Le 7 mars, à Vienne, la nouvelle arrive qu’il s’est échappé de l’île d’Elbe, sans que l’on sache encore où il va débarquer. Avant huit heures du matin, M. de Metternich[2] apporte la nouvelle à l’empereur d’Autriche, qui lui dit : « Allez sans retard trouver l’empereur de Russie et le roi de Prusse, et dites-leur que je suis prêt à donner à mon armée l’ordre de reprendre le chemin de la France. » A huit heures un quart, M. de Metternich est chez le tsar, et à huit heures et demie, chez le roi de Prusse; tous les deux, à l’instant, répondent de même. « A neuf heures, dit M. de Metternich, j’étais rentré. A dix heures, des aides-de-camp couraient déjà dans toutes les directions, pour faire faire halte aux corps d’armée... c’est ainsi que la guerre fut déclarée en moins d’une heure. »


VIII.

D’autres chefs d’état ont aussi passé leur vie à violenter les hommes ; mais c’était en vue d’une œuvre viable et pour un intérêt national. Ce qu’ils appelaient le bien public n’était pas un fantôme de leur cerveau, un poème chimérique fabriqué en eux par le tour de leur imagination, par leurs passions personnelles, par leur ambition et leur orgueil propres. En dehors d’eux et de leur rêve, il

  1. Correspondance, lettre au roi Joseph, 18 février 1814 : « Si j’avais signé le traité qui réduisait la France à ses anciennes limites, j’aurais couru aux armes deux ans après. » — Marmont, V, 133 (1813) : « Napoléon, dans les derniers temps de son règne, a toujours mieux aimé tout perdre que rien céder »
  2. M. de Metternich, II, 205.