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et trop impatient pour attendre ou ménager autrui, il ne sait agir sur les volontés que par la contrainte, et ses coopérateurs ne sont jamais pour lui que des sujets sous le nom d’alliés. — Plus tard, à Sainte-Hélène, avec sa force indestructible d’imagination et d’illusion[1], il agitera devant le public des songes humanitaires; mais, de son propre aveu, pour accomplir son rêve rétrospectif, il lui eût fallu, au préalable, la soumission totale de l’Europe entière : être un souverain pacificateur et libéral, « un Washington couronné, oui, dira-t-il : mais je n’y pouvais raisonnablement parvenir qu’au travers de la dictature universelle; je l’ai prétendue[2]. » — En vain le sens commun lui montre qu’une telle entreprise rallie infailliblement le continent à l’Angleterre, et que son moyen l’écarte de son but. En vain on lui représente à plusieurs reprises[3] qu’il a besoin sur le continent d’un grand allié sûr, que, pour cela, il doit se concilier l’Autriche, qu’il ne faut pas la désespérer, mais bien plutôt la gagner, la dédommager du côté de l’Orient, la mettre par là en conflit permanent avec la Russie, l’attacher au nouvel empire français par une communauté d’intérêts vitaux. En vain, après Tilsitt, il fait lui-même avec la Russie un marché semblable. Ce marché ne peut tenir, parce que, dans l’association conclue, Napoléon, selon sa coutume, toujours empiétant, menaçant, ou attaquant[4], veut réduire Alexandre à n’être qu’un subordonné et une dupe. Aucun témoin clairvoyant n’en peut douter. Dès 1809, un diplomate écrit : « Le système français, qui triomphe aujourd’hui, est dirigé contre tous les grands corps d’états[5], » non-seulement contre l’Angleterre, la Prusse et l’Autriche, mais contre la Russie, contre toute puissance capable de maintenir son indépendance :

  1. Lettre à Clarke, ministre de la guerre, 18 janvier 1814 : « Si, à Leipzig, j’avais eu 30,000 coups de canons (à tirer) le 18 au soir, je serais aujourd’hui le maître du monde. »
  2. Mémorial, 30 novembre 1815.
  3. Lanfrey, III, 339, 399. (Lettres de Talleyrand, 11 et 27 octobre 1805, et mémoire adressé à Napoléon.)
  4. Dans le conseil tenu à propos du mariage futur de Napoléon, Cambacérès avait opiné inutilement pour l’alliance russe. La semaine suivante, il dit à M. X...: « Quand on n’a qu’une bonne raison à donner et qu’il est impossible de la dire, il est simple qu’on soit battu... Vous allez voir qu’elle est si bonne qu’il suffit d’une phrase pour en faire comprendre toute la force. Je suis moralement sûr qu’avant deux ans nous aurons la guerre avec celle des deux puissances dont l’empereur n’aura pas épousé la fille. Or une guerre avec l’Autriche ne me cause aucune inquiétude, et je tremble d’une guerre avec la Russie: les conséquences en sont incalculables.» (Mémoires inédits par M. X.., II, 463.)
  5. M. de Metternich, II, 305. (Lettre à l’empereur d’Autriche, 10 août 1809.) — Ibid. 503. (Lettre du 11 Janvier 1811) : « Mon appréciation sur le fond des projets et des plans de Napoléon n’a jamais varié. Le but monstrueux, qui consiste dans l’asservissement du continent sous la domination d’un seul, a été, est encore le sien. »