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D’autre part, l’Espagne m’obéit et, par elle, je tiens le Portugal : ainsi, d’Amsterdam à Bordeaux, de Lisbonne à Cadix et à Gênes, de Livourne à Naples et à Tarente, je puis vous fermer tous les ports ; point de traité de commerce entre nous. Si je vous en accorde un, il sera dérisoire : pour chaque million de marchandises anglaises que vous importerez en France, vous exporterez de France un million de marchandises françaises[1] ; en d’autres termes, vous subirez un blocus continental déclaré ou déguisé, et vous pâtirez en paix comme si nous étions en guerre. Cependant, je tiens toujours mes yeux fixés sur l’Egypte ; « six mille Français suffiraient aujourd’hui pour la reconquérir[2] ; » de force ou autrement, j’y reviendrai ; les occasions ne me manqueront pas, et je les guette : « tôt ou tard, elle appartiendra à la France, soit par la dissolution de l’empire ottoman, soit par quelque arrangement avec la Porte[3].» Évacuez Malte, pour que la Méditerranée devienne un lac français; je veux régner sur la mer comme sur la terre, et disposer de l’Orient comme de l’Occident. En somme, « avec ma France, l’Angleterre doit finir naturellement par n’en plus être qu’un appendice : la nature l’a faite une de nos îles, comme celle d’Oléron ou la Corse[4]. » Naturellement, devant cette perspective, les Anglais gardent Malte et recommencent la guerre. — Il a prévu le cas, et sa résolution est prise ; d’un coup d’œil, il aperçoit et mesure la carrière qu’il va fournir ; avec sa lucidité ordinaire, il a compris et il annonce que la résistance des Anglais va « le forcer à conquérir l’Europe[5]... » « Le premier consul n’a que trente-trois ans et n’a encore détruit que des états du second ordre. Qui sait ce qu’il lui faudrait de temps pour changer de nouveau la face de l’Europe et ressusciter l’empire de l’Occident ? »

Subjuguer le continent pour le coaliser contre l’Angleterre, tel est désormais son moyen, aussi violent que son but, et son moyen, comme son but, lui est prescrit par son caractère. Trop impérieux

  1. Sir Neil Campbell, Napoléon at Fontainebleau and Elba, p. 201. (Paroles de Napoléon devant sir Neil Campbell et les autres commissaires.) — Le même projet est mentionné presque en termes identiques dans le Mémorial de Sainte-Hélène. — Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au conseil d’état, p. 238 (séance du 4 mars 1806) : « Quarante-huit heures après la paix avec l’Angleterre, je proscrirai les denrées étrangères et promulguerai un acte de navigation qui ne permettra l’entrée de nos ports qu’aux bâtimens français, construits avec du bois français, montés par un équipage aux deux tiers français. Le charbon même et les milords anglais ne pourront aborder que sous pavillon français. » — Ibid., 32.
  2. Moniteur, 30 janvier 1803. (Rapport de Sébastiani.)
  3. Hansard, tome XXXVI, p. 1298. (Dépêche de lord Whitworth, 21 février 1803, paroles du premier consul à lord Whitworth.)
  4. Mémorial. (Paroles de Napoléon, 24 mars 1806.)
  5. Lanfrey, II, 476. (Note à Otto, 23 octobre 1802.) — Thiers, IV, 49.