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au-dessus des intérêts de la brute, mais qui demeure brutal tout de même. » Qu’on ne croie pas qu’il s’agisse ici du simple contre-maître Richard Brown ; non, les deux années qui ont suffi à faire d’Anne une lady ont transformé cet ouvrier, devenu l’associé de son ancien patron, en un membre futur du parlement, radical déclaré, à cheval sur les grandes questions du paupérisme et de l’instruction obligatoire. Il a pris, jusqu’à un certain point, l’usage du monde : il sait contenir ses haines et ses rancunes ; Anne trouve en lui un ami souvent amer et sarcastique, avec des retours de méfiance et de dureté, mais solide au fond, et dont les principes inflexibles tranchent sur l’affectation générale qui l’entoure d’une manière dont elle ne peut être que frappée.

De plus en plus lasse, elle se meut à travers les brouillards de Londres esthétique, priée au thé de celle-ci, conduite dans l’atelier de celui-là, saturée de musique wagnérienne par des pianistes allemands chevelus, condamnée à entendre des lectures qui la choquent sur les plus grossiers précurseurs de Shakspeare qu’un partipris d’archaïsme fait préférer à Shakspeare lui-même. Du bien, du mal, il n’est jamais question. Au nom de l’art, tout devient légitime. Telle est la morale que professent les esthètes les plus incapables en réalité d’aucune action répréhensible. D’étranges conversations sur le dieu Baudelaire et sur Mademoiselle de Maupin ont cours dans ces salons décorés de plumes de paon, de vieux chine blanc et bleu, et où des chasubles dérobées aux sacristies gothiques côtoient, plaquées sur les murs, les dragons japonais et les meubles du temps de la reine Anne. Tous les gens se ressemblent, s’habillent de même et professent le même contentement de soi ; nous voyons défiler des têtes barbues de vieillards, vénérables chefs des grandes écoles de peinture, de poésie et de critique ou parens de ces chefs-là; des vieilles dames bizarrement affublées, femmes, sœurs ou mères de quelqu’un; des hommes jeunes aux manières exotiquement courtoises et d’une aisance anti-britannique sous leurs vestons de chasse couleur moutarde, leurs paletots de velvétine ou leurs habits du soir d’une coupe élégiaque, tous en train de s’élever dans les lettres ou dans l’arc, et singeant tous, qui les Allemands, qui les Français, qui les personnages de la renaissance ; des demoiselles entre seize et trente-six ans, les cheveux tantôt coupés comme ceux des pages d’opéra, tantôt ébouriffés comme la crinière des Ménades, tantôt relevés sous des bonnets du XVIIIe siècle, sans jupons de dessous, sans corset, avec des manches tailladées, poètes ou peintres elles-mêmes, ou bien appartenant à des familles de peintres ou de poètes, quand elles ne sont pas follement éprises de tel grand coloriste, à moins que ce ne soit de l’auteur célèbre de tel sonnet...