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la pauvre Anne qu’un tel mariage eût indigné son père, l’ouvrier radical, qu’il la dégradera irrémédiablement. Elle ne sera plus rien qu’une chose achetée, le jouet d’un caprice sensuel, un meuble, moins qu’une bête de somme au service de ce blasé. Est-ce l’éducation d’une dame qui lui fait envie ? Qu’elle le dise ; il est maintenant à même de la placer dans un bon pensionnat d’Angleterre ; ainsi elle ne devra rien à personne. Non ; elle préfère les bienfaits d’un étranger. C’est donc au luxe qu’elle tient, créature mercenaire !

Il la quitte, en l’insultant, sur ce mot, qui montre assez ce que l’Angleterre pense du mariage d’argent, toléré, préconisé ailleurs :

— J’aimerais mieux que vous eussiez cédé par amour à un homme que de vous voir vous vendre ainsi !..

Mais Anne songe bien peu, quoi qu’il puisse supposer, aux avantages de l’opulence ; elle aime, et toute la conduite de son bienfaiteur l’amène de jour en jour à s’attacher davantage. Pendant les deux années que durera son initiation à ce qu’une femme du monde est obligée de savoir, Hamlin ne la verra pas, ne se rappelant à elle que par des lettres respectueuses jusqu’à la cérémonie ; son altitude mentale devant elle n’est-elle pas celle d’un poète servant, de l’époque des cours d’amour, aux pieds de quelque divine inspiratrice, inconsciente de ses qualités surhumaines et certainement irresponsable de l’effet qu’elle produit ? Parfois la jeune fille se sentira glacée plutôt qu’émue par cette adoration ultra-platonique, mais alors elle s’indignera contre elle-même. — Il faut, pense-t-elle, que je me rende digne de lui. — Et, pour cela, elle se remet avec ardeur à étudier la littérature et l’histoire, sous la direction de Mrs Simson, qui, dirigeant à Coblentz une école anglaise extrêmement libre, a été chargée de mener à bien cette éducation préraphaélite, ragoût confus de lyrisme grec, de mysticisme orienta !, d’éclectisme français et de symbolisme du moyen âge. Il est bien piquant, le portrait de Mrs Simson, que l’auteur compare à une vieille jument grise de bonne volonté. Les Anglaises de ce type restent, même en se mariant, toujours vieilles filles sur un certain point, à savoir l’incapacité de sentir aucune différence d’âge entre elles et des fillettes de seize ans, excellentes âmes au fond, enthousiastes, optimistes et d’une activité dévorante, adorant la jeunesse, la comprenant trop bien pour la tyranniser.

Les six pensionnaires qui étudient sous son toit sont autorisées à se développer chacune selon ses dispositions naturelles : l’une d’elles lui a été envoyée de la Nouvelle-Zélande ; une autre, qui approche de la trentaine, étudie la chirurgie auprès d’un fameux oculiste allemand ; les autres, orphelines ou séparées de leurs parens par