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Mrs Perry, qui se pique d’être socialiste et qui, d’ailleurs, choisit volontiers ses domestiques sur la mine, afin d’élever l’âme de ses enfans en les entourant de formes humaines irréprochables. La cuisinière pourrait être une sœur cadette de la Joconde; la lingère ressemble à un Palma Vecchio, etc. Il lui paraît tout simple de prier la bonne de ses enfans de servir de modèle à l’hôte de son mari. Anne obéit avec la soumission grave et silencieuse qui lui est habituelle. Enhardie par le respect que lui témoigne Hamlin, car il est de ceux qui, sans vénérer ni les distinctions sociales, ni les institutions religieuses, ni rien de ce qui compose la morale vulgaire, ont la vénération presque timide d’une certaine sorte de beauté, Anne sort un peu de sa réserve décourageante et répond brièvement à quelques questions. Le peintre découvre qu’elle lit le Dante à ses momens perdus et qu’elle étudie la grammaire afin de pouvoir un jour devenir parlatrice, apprendre l’italien à son tour aux dames anglaises, qui paient ces leçons-là quarante sous environ. Tout est pur, fier et déterminé chez cette fille. Hamlin n’oserait la récompenser de sa patience et de sa bonne volonté, comme il ferait pour un modèle ordinaire. Il lui donne la Vita Nuova, le livre sacré des esthètes ; plus tard, il ajoutera ses propres poésies à ce premier don reçu avec la gratitude farouche et toujours près d’une certaine méfiance qui caractérise Annina. (Il l’appelle pour sa part cérémonieusement miss Brown.)

Peut-être les lecteurs superficiels trouveront-ils quelques longueurs dans la première partie du récit. Nous ne saurions être de cet avis. Il nous semblerait regrettable que la description si brillante de la fête de Lucques fût abrégée, ou que l’on supprimât la jolie représentation de Sémiramide au Teatro del Giglio. Sans doute, le portrait de Mrs Perry tourne à la caricature, mais les touches en sont généralement justes ; l’esprit pétille partout; il est rare qu’un romancier anglais, fût-ce parmi les plus illustres, ait ce que nous appelons de l’esprit ; il faut pour cela qu’il soit devenu cosmopolite à la façon de Vernon Lee, dont la plume est au besoin amusante, naturelle et vive autant qu’elle peut, en d’autres cas, être éloquente ou chargée d’érudition. D’ailleurs, comment faire comprendre sans beaucoup de détails accumulés le point important, l’amour qui naît entre le poète revenu de tout, usé par la vie, et cette fille du peuple qui cache sous l’apparence corporelle d’une sibylle, l’âme transmise par atavisme d’une puritaine d’Ecosse? S’il s’agissait d’une intrigue, même sentimentale, entre peintre et servante, il n’y aurait pas lieu à tant de développemens, mais la devise de l’écrivain qui nous occupe est de ne se proposer aucun sujet qui soit au-dessous des facultés les plus