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classiques que je n’admets point. » — « Il est votre ennemi personnel, lui disait un jour M. de Talleyrand ; si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. » — C’est que le bon goût est l’œuvre suprême de la civilisation, le plus intime vêtement de la nudité humaine, le plus adhérent à la personne, le dernier qu’elle garde après qu’elle a rejeté tous les autres, et que, pour Napoléon, ce délicat tissu est encore une entrave ; il l’écarte, d’instinct, parce qu’elle gêne son geste instinctif, le geste effréné, dominateur et sauvage du vainqueur qui terrasse et manie le vaincu.


VII.

Avec de tels gestes, aucune société n’est possible, surtout entre ces personnages indépendans et armés qu’on appelle des nations ou états; c’est pourquoi, en politique et en diplomatie, ils sont interdits; soigneusement et par principe, tout chef ou représentant d’un pays s’en abstient, au moins envers ses pareils. Il est tenu de les traiter en égaux, de ménager leurs susceptibilités, partant de ne pas s’abandonner à l’irritation du moment et à la passion personnelle, bref de se maîtriser toujours et de mesurer toutes ses paroles : de là le ton des manifestes, protocoles, dépêches et autres pièces publiques, le style obligatoire des chancelleries, si froid, si terne et si flasque, ces expressions atténuées et émoussées de parti-pris, ces longues phrases qui semblent tissées à la mécanique et toujours sur le même patron, sorte de bourre mollasse et de tampon international qui s’interpose entre les contendans pour amortir leurs chocs. D’état à état, il n’y a déjà que trop de froissemens réciproques, trop de heurts douloureux et inévitables, trop de causes de conflit, et les suites d’un conflit sont trop graves; il ne faut pas ajouter aux blessures d’imagination et d’amour-propre ; surtout il ne faut pas y ajouter gratuitement, au risque d’accroître les résistances que l’on rencontre aujourd’hui et les ressentimens qu’on retrouvera demain. — Tout au rebours chez Napoléon : même en des entretiens pacifiques, son attitude reste aggressive et militante ; volontairement et involontairement, il lève la main : on sent qu’il va frapper, et, en attendant, il offense. Dans ses correspondances avec les souverains, dans ses proclamations officielles, dans ses conversations avec les ambassadeurs, et jusque dans ses audiences publiques[1],

  1. Hansard’s Parliamentary History, t. 36, p. 310. Dépêche de lord Whitworth à lord Hawkesbury, 14 mars 1803 et récit de la scène que le premier consul lui a faite : « Tout cela se passait assez haut pour être entendu par les deux cents personnes présentes. » — Lord Whitworth (dépêche du 17 mars) s’en plaint à Talleyrand et lui annonce qu’il discontinuera ses visites aux Tuileries, si on ne lui promet pas qu’à l’avenir il n’aura plus à subir de pareilles scènes. — En cela, il est approuvé par lord Hawkesbury (dépêche du 27 mars), qui déclare le procédé inconvenant et blessant pour le roi d’Angleterre. — Scènes analogues, même outrecuidance et intempérance de langage avec M. de Metternich, à Paris, en 1809, et, à Dresde, en 1813 ; avec le prince Korsakof, à Paris, en 1812; avec M. de Balachof, à Wilna, en 1812; avec le prince de Cardito, à Milan, en 1805.