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atteindre sans le moindre incident, sans que le gouvernement turc ait élevé une protestation, la véritable frontière, la Sebkha-el-Mekta, étroit lac salé qui, sur une longueur de 45 kilomètres, du nord-est au sud-ouest, forme une limite naturelle, incontestée, et que continue, beaucoup plus au sud, l’oued Zegzaou. Cette épreuve n’est-elle pas décisive et que fallait-il de plus pour trancher la question? Elle n’a pas suffi pourtant : le territoire des Ourghemmas continue à être une zone neutre, comme il l’était, en 1882, quand les dissidens s’étaient concentrés sur la frontière tripolitaine, quand, avec beaucoup de raison alors, nous tenions nos troupes à distance des garnisons turques qui donnaient la main aux rebelles, une zone neutre, c’est-à-dire un terrain ouvert à toutes les incursions, et dont les habitans lassés d’être pillés peuvent se faire pillards à leur tour. Et cependant les garnisons turques sont retournées à Constantinople ou tout au moins à Tripoli ; les dissidens qui mouraient de faim sont revenus peu à peu à nous et ont accepté le nouveau régime que nous avons établi en leur absence ; la paix est faite, grâce à l’armée d’abord, grâce à la sagesse de notre administration ensuite ; que chacun en profite : l’armée pour se montrer partout sans exception dans un pays qu’elle a soumis d’un bout à l’autre, l’administration pour étendre à ce pays tout entier les réformes dont elle a la responsabilité.


IV.

Revenons à ces réformes que nous n’avons pas toutes énumérées. La tâche d’un administrateur, qui ne se contente pas d’administrer suivant les usages du pays, est deux fois plus compliquée en Orient que partout ailleurs ; il est aisé de le comprendre : en France, on obéit généralement aux règlemens nouveaux sans trop se plaindre; en Orient, on se plaint toujours et on n’obéit qu’à la dernière extrémité; il en résulte que toute innovation y est singulièrement compliquée; le plus insignifiant arrêté y soulève des difficultés et des résistances sans fin ; la discipline, la régularité y sont choses inconnues, on n’y soupçonne même pas ce que nous entendons par l’utilité publique : chacun vit à sa guise, suivant ses habitudes ou son caprice, dans le royaume du vague et de l’à-peu-près. Le Tunisien, comme le reste des Arabes, est préparé à tout, mais ne veut rien prévoir : il se laisse vivre. Gêne-t-il son voisin? on s’accommode ou on s’en remet à la justice; à défaut de la justice, le temps vous tirera toujours d’embarras ; on compte sur lui et sur le hasard, et sur l’insouciance aussi des gens à qui on a affaire. Avec ce système, l’embarras s’aggrave quelquefois, il est vrai ; mais combien souvent, passant à l’état chronique, il finit par préoccuper si