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voyait passer dans la rue. Un jour, sur une table de toilette, elle aperçut des boucles d’oreilles qui valaient peut-être 15 ou 20 francs la paire; elle les regarda avec convoitise, les essaya, trouva qu’elles lui allaient bien et les garda. On chercha les boucles d’oreilles, on interrogea la servante, qui se mit à pleurer et avoua son larcin : « Ç’a été plus fort que moi. » On la traita de voleuse et on la fit arrêter. Conduite au dépôt, ahurie, ne se rendant pas compte de ce qui lui arrivait, terrifiée, répondant à peine aux questions qu’on lui adressait, elle n’y resta pas longtemps et fut transférée comme prévenue à Saint-Lazare. C’est là que l’Œuvre des Libérées la découvrit.

Le cas était grave, car si la faute était minime, les conséquences pouvaient en être redoutables : vol domestique ; article 386 du code pénal : réclusion. La pauvre fille n’avait pas encore seize ans accomplis; on admettrait qu’elle a pu agir sans discernement et, alors, — par grâce, — Elle sera enfermée jusqu’à sa majorité dans une maison de correction paternelle. Entre ces deux maux quel est le moins cruel? Il serait difficile de le dire. Les dames de l’œuvre eurent pitié de cette enfant ; un tel sauvetage à opérer, le salut d’une existence entière à assurer, il y avait là de quoi tenter leur bon cœur, et elles se mirent en rapport avec la « bourgeoise » qui avait déposé la plainte. C’était une femme rêche et dure; à tout ce qu’on lui disait, elle répondait : « Tant pis pour elle, ça lui servira de leçon ! » Il ne fallut pas moins de deux mois d’objurgations et de prières avant d’obtenir que cette femme vertueuse pour les autres jusqu’à la barbarie consentît à retirer sa plainte. Les dames de l’œuvre furent enfin victorieuses ; elles emportèrent la petite fille à Billancourt, où je l’ai vue apprenant à écrire. Dès à présent, si elle est vaillante au travail, son sort est assuré; aussitôt qu’elle sera remise des émotions qu’elle a subies et qui l’ont quelque peu ébranlée, elle entrera en qualité d’apprentie dans une industrie de luxe où l’agilité de ses doigts ne lui sera pas inutile. L’œuvre la suivra des yeux, l’encouragera, fera acte de maternité vis-à-vis d’elle et au besoin lui conservera sa place dans la maisonnette où elle a trouvé asile. Si celle-là n’est pas sauvée à toujours, je serais bien surpris.

La seconde maison ressemble à la première; j’y vois trois femmes occupées à ravauder des bas, un peu maladroitement, comme si leurs mains avaient perdu l’habitude de l’aiguille. Deux d’entre elles sont marquées moins par l’âge peut-être que par les privations ou les excès; le doigt brutal de la misère ou de la débauche a martelé leur visage : lèvres flétries, joues pendantes, paupières lourdes ; elles semblent envahies par une sorte de somnolence qui donne du