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On fit approcher la femme, qui se plaça sur un banc de bois, assez semblable à la sellette des anciennes juridictions criminelles, et se mit à verser de vraies larmes glissant le long de ses joues ridées. On l’interrogea. — Elle est restée six semaines à l’hôpital pour un mal de jambe qui « lui retentit jusque dans la tête ; » puis elle a été envoyée à la maison de convalescence du Vésinet, dont elle est sortie le 24 décembre dernier, ainsi qu’en fait foi le bulletin qu’elle présente ; depuis ce moment, elle est sans domicile. « Où logiez-vous auparavant ? — En garni. — Depuis quel âge ? — À peu près depuis l’âge de quinze ans. — Aujourd’hui, quel âge avez-vous ? — Je viens d’entrer dans ma soixante-quatrième année. — Ainsi vous n’avez jamais eu de domicile ? — Jamais. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. — Quel est votre métier ? — Je travaille dans les chaussures d’hommes, mais maintenant on n’a pas d’ouvrage, et puis j’ai mal à la main. » Elle montra sa main droite, assez propre, peu fatiguée, dont un doigt était infléchi. « Depuis votre sortie du Vésinet, vous mendiez ? — Oui, je ne peux faire que cela. — Avez-vous mangé ce matin ? » Elle secoua la tête avec un geste négatif. Je me tournai vers la personne qui l’interrogeait et, à voix basse, je dis : « Elle sent l’eau-de-vie. » Il me fut répondu : « c’est de tradition populaire que l’eau-de-vie calme la faim mieux qu’un morceau de pain ; c’est peut-être parce qu’elle n’avait rien à se mettre sous la dent qu’elle a bu un petit verre ; du moins nous devons le supposer. » On se préparait à l’adresser au dortoir des femmes de la rue Saint-Jacques, lorsque quelqu’un proposa de l’envoyer à l’Hospitalité du travail à Auteuil, munie d’une lettre de recommandation qui lui assurerait le logis et le reste pendant trois mois. La bonne femme s’exclama de reconnaissance. On la conduisit jusqu’à l’omnibus, où sa place fut payée et où on l’installa. On était satisfait au vestiaire. On disait : « Dans l’espace de trois mois, elle pourra se refaire, ça donnera du moins le temps d’aviser, et, au pis-aller, nous aurons Villers-Cotterets. » Deux jours après, on acquérait la certitude qu’elle ne s’était même pas présentée à la maison de l’Hospitalité du travail. Est-ce à dire que l’on a eu tort de s’apitoyer sur une paresse qui se déguisait en misère ? Nullement ; s’il n’y avait pas de mécompte en charité, ce serait trop beau.

Cette vieille femme, qui a si bien joué son rôle, et dont les grimaces ne lui ont valu qu’une promenade en omnibus, est-elle une ancienne pensionnaire de Saint-Lazare ? On peut le croire, car elle a fait preuve d’une habileté où l’on reconnaît le résultat de l’expérience. Si elle y a été, elle y retournera, et sa comédie n’empêchera point l’œuvre de venir à son aide ; car là, plus que partout ailleurs, on est indulgent. Le champ d’opération, qui était limité à la prison même de Saint-Lazare, s’est élargi, et les