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On la pousse à la porte, à coups de pied, ainsi qu’un chien galeux. Un magistrat a dit : « En toute affaire criminelle, cherchez la femme. » On peut retourner la proposition avec sécurité : » Lorsqu’une femme est coupable, cherchez l’homme. » Quand il n’a pas été l’instigateur immédiat, ce qui arrive fréquemment, il a été l’instigateur moral ; c’est lui qui lentement, par l’action continue du mauvais exemple, a désagrégé ce qui restait de bon, de révolté contre le mal dans la créature qu’il a momentanément liée à sa vie et dont il a fait, sans trop de peine, je le reconnais, un instrument façonné selon ses vices. Elle a tout supporté par faiblesse, par tendresse peut-être, à coup sûr par habitude, par affection pour ses enfans; si, exaspérée par l’injustice, elle a regimbé, elle a été vaincue par la violence et terrassée. Si un compagnon de « son homme » a été témoin de la correction, il aura dit : « Elle en a assez comme cela, ne la tue pas! » et c’est peut-être ce qui l’aura sauvée. Mauvais monde que celui-là, où l’ivrognerie a peu d’intermittences, où le méfait ne paraît pas répréhensible, où l’effort est permanent pour échapper à toute responsabilité, où le sentiment du devoir, le respect de soi-même, la conscience, la vertu sont remplacés par la crainte du gendarme, lequel est l’ennemi public, puisqu’il représente la loi.

Dans de tels milieux, qui s’étendent comme une nappe d’eau croupie sous les substructions sociales de Paris, la femme, si elle n’est pas née vicieuse, le devient rapidement; elle se perd, elle est perdue. Ne faites point appel à sa dignité, elle n’en a pas; ne lui parlez point de morale, elle ne sait ce que c’est ; n’évoquez pas sa volonté, elle n’en a plus. Maltraitée, chassée, sans feu ni lieu, sans argent, sans moyen d’en gagner, où ira-t-elle? A la bonne maison de la rue Saint-Jacques, dont la Société philanthropique a fait un asile de nuit pour les femmes[1] ; oui, certes, si toutefois elle la connaît. Elle y pourra rester pendant trois jours, heureuse et presque réconfortée en arrivant le soir de pouvoir se chauffer au poêle et de manger la soupe auprès de ses compagnes de misère affamées comme elle. Et après? que deviendra-t-elle? où dormira-t-elle? où ramassera-t-elle le pain quotidien qu’elle n’a pas demandé à un Dieu auquel elle ne croit guère et auquel elle ne pense pas? C’est là l’heure redoutable d’où va dépendre toute une destinée. Si le hasard, la grande divinité des malheureux, ne lui fait rencontrer sur sa route la main bienfaisante qui éloigne de l’abîme, elle y tombera. Qu’a-t-elle fait? Je ne sais; elle a volé, elle a fraudé, elle a commis un de ces mille délits sur lesquels, sous peine d’abdication,

  1. Voir dans la Revue du 1er mai 1884, l’Hospitalité de nuit et la Société philanthropique.