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parler de son ambition. Elle est le moteur premier de son âme et la substance permanente de sa volonté, si intime qu’il ne la distingue plus de lui-même et que parfois il cesse d’en avoir conscience. « Moi, disait-il[1] à Rœderer, je n’ai pas d’ambition; » puis, se reprenant et, avec sa lucidité ordinaire: u ou, si j’en ai, elle m’est si naturelle. elle m’est tellement innée, elle est si bien attachée à mon existence qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l’air que je respire. « — Plus profondément encore, il la compare à ce sentiment involontaire, irrésistible et sauvage, qui fait vibrer l’âme depuis sa plus haute cime jusqu’à sa racine organique, à ce tressaillement universel de tout l’être animal et moral, à cet élancement aigu et terrible qu’on appelle l’amour. « Je n’ai qu’une passion[2], qu’une maîtresse, c’est la France; je couche avec elle ; elle ne m’a jamais manqué, elle me prodigue son sang, ses trésors; si j’ai besoin de 500,000 hommes, elle me les donne. » Que nul ne s’interpose entre elle et lui; que Joseph, à propos du couronnement, ne revendique pas sa place, même secondaire et future, dans le nouvel empire; qu’il n’allègue pas ses droits de frère[3]. « C’est me blesser dans mon endroit sensible. » Il l’a fait ; « rien ne peut effacer cela de mon souvenir. c’est comme s’il eût dit à un amant passionné qu’il a b.... sa maîtresse ou seulement qu’il espère réussir près d’elle. Ma maîtresse, c’est le pouvoir; j’ai trop fait pour sa conquête pour me la laisser ravir ou souffrir même qu’on la convoite. » — Aussi avide que jalouse, cette ambition, qui s’indigne à la seule idée d’un rival, se sent gênée à la seule idée d’une limite; si énorme que soit le pouvoir acquis, elle en voudrait un plus vaste; au sortir du plus copieux festin, elle demeure inassouvie. Le lendemain du couronnement, il disait à Decrès[4] : « Je suis venu trop tard, il n’y a plus rien à faire de grand; ma carrière est belle, j’en conviens; j’ai fait un beau chemin. Mais quelle différence avec l’antiquité ! Voyez Alexandre : après avoir conquis l’Asie et s’être annoncé au peuple comme fils de Jupiter, à l’exception d’Olympias, qui savait à quoi s’en tenir, à l’exception d’Aristote et de quelques pédans d’Athènes, tout l’Orient le crut. Eh bien ! moi, si je me déclarais aujourd’hui le fils du Père éternel et que j’annonçasse que je vais lui rendre grâces à ce titre, il n’y a pas de poissarde qui ne me sifflât sur mon passage. Les peuples sont trop éclairés aujourd’hui; il n’y a plus rien à faire. » — Pourtant, même dans ce haut domaine réservé et que vingt siècles de civilisation maintiennent inaccessible, il empiète encore, et le plus qu’il peut, par un détour, en mettant la main

  1. Roederer, III, 495. (8 mars 1804.)
  2. Ibid., III, 537 (11 février 1809.)
  3. Ibid., III, 514. 4 novembre 1804.)
  4. Marmont, II, 242.