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renoncer à ce pouvoir, à cette haute position où je me suis placé, pour aller faire ma cour au Luxembourg à des avocats. Je ne voudrais quitter l’Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que joue ici, et le moment n’est pas encore venu : la poire n’est pas mûre. » — Attendre que la poire soit mûre, mais ne pas souffrir que, dans l’intervalle, un autre la cueille, tel est le motif vrai de sa fidélité politique et de ses proclamations jacobines : «Un parti lève la tête en faveur des Bourbons ; je ne veux pas contrarier à son triomphe. Je veux bien un jour affaiblir le parti républicain, mais je veux que ce soit à mon profit, et non pas à celui de l’ancienne dynastie. En attendant, il faut marcher avec les républicains,» avec les pires, avec les scélérats qui vont purger les cinq cents, les anciens et le Directoire lui-même, puis rétablir en France le régime de la Terreur. — Effectivement, il coopère au 18 fructidor et, le coup fait, il explique très clairement pourquoi il y a pris part : « N’allez pas croire[1] que ce soit par conformité d’idées avec ceux que j’ai appuyés. Je ne voulais pas du retour des Bourbons, surtout ramenés par l’armée de Moreau et par Pichegru... Définitivement, je ne veux pas du rôle de Monk; je ne veux pas le jouer et je ne veux pas que d’autres le jouent... Quant à moi, mon cher Miot.je vous le déclare, je ne puis plus obéir; j’ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris ; si je ne puis être le maître, je quitterai la France. » — Point de milieu pour lui entre les deux alternatives. De retour à Paris, il songe « à renverser le Directoire[2], à dissoudre les conseils, à se faire dictateur ; » mais, ayant vérifié que les chances de réussite sont trop faibles, « il ajourne son dessein » et se rejette vers le second parti. « Son expédition d’Egypte n’a pas d’autre motif[3].» — Que, dans l’état présent de la

  1. Miot de Melito. I, 184. (Conversation avec Bonaparte, le 18 novembre 1797, à Turin) : « Je restai pendant une heure tête-à-tête avec le général. Je vais retracer exactement, d’après les notes que j’ai prises dans le temps, notre conversation. »
  2. Mathieu Dumas, Mémoires, III, 156. « Il est certain qu’il en eut la pensée dès ce moment, et examina sérieusement les obstacles, les moyens et les chances de succès. » (Mathieu Dumas cite à l’appui le témoignage de Desaix, qui était dans l’entreprise) : «Il parait que tout était prêt, lorsque Bonaparte jugea que les circonstances n’étaient pas mûres et que les moyens n’étaient pas suffisans. » — De là son départ. « Il voulait se soustraire à la domination et aux caprices de ces méprisables dictateurs, et ceux-ci voulaient se débarrasser de lui, parce que sa gloire militaire et son influence sur l’armée leur faisaient ombrage. »
  3. Lareveillière-Lepaux (l’un des cinq directeurs en exercice), Mémoires, II, 340 : « Tout ce que cette entreprise a de véritable grandeur, comme tout ce qu’elle peut avoir de téméraire et d’extravagant, soit dans sa conception, soit dans son exécution, appartient entièrement à Bonaparte. L’idée n’en était jamais venue au Directoire, ni à aucun de ses membres... Son ambition et son orgueil ne pouvaient supporter l’alternative de ne plus être en évidence, ou d’accepter un emploi qui, si éminent qu’il fût, l’eût toujours placé sous les ordres du Directoire. »