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surtout de voir souffrir : toujours la pitié mère de ses amours. À bout de colère, Otello revient à l’ironie, et avec la même phrase qu’au début du duo, avec une fureur contenue que trahit un seul cri, il chasse de devant lui « l’infâme courtisane, l’épouse d’Otello. » Alors, l’orchestre hurle, bondit comme une bête fauve. Quand il se calme, Otello s’est calmé aussi. Naguère, au souvenir des grands jours, il disait adieu à la gloire, qui chantait encore dans sa voix ; maintenant ce n’est plus que son amour qu’il pleure. À peine lui reste-t-il la force de dire sa misère ; il faut que l’orchestre soutienne ses sanglots. Jamais la musique n’est descendue plus avant dans l’abîme de la douleur humaine ; jamais plus poignante plainte n’est sortie d’une âme eu ruines. Un crescendo déchirant soulève la voix d’Otello : « La preuve, la preuve ! » vocifère-t-il, et soudain Iago paraît, annonçant Cassio, la preuve vivante ! Le génie de Verdi sait rendre ces coups de théâtre foudroyans.

Le trio qui suit est une perle. À portée d’Otello caché, Iago parle à Cassio de Bianca sa maîtresse, mais sans dire le nom tout haut. Il lui prend des mains le mouchoir de Desdemona et le déploie un instant sous l’œil ardent du More. Verdi a traité la scène avec une légèreté charmante. Sauf les éclats douloureux d’Otello, tout est vif, tout est frivole dans ce trio. L’idée mélodique, presque symphonique même, y court gaîment : il le fallait. Iago et Cassio ne font que rire, l’un par scélératesse, l’autre par insouciance d’amoureux, et c’est bien à ce scherzo joyeux de décider la catastrophe finale.

Les trompettes sonnent. Tandis que leurs fanfares se rapprochent, Otello et Iago se partagent pour la nuit prochaine le double assassinat de Desdemona et de Cassio. L’ambassadeur vénitien paraît ; il remet à Otello le décret qui le rappelle à Venise. Le More lit tout haut devant la foule, et dans les pauses de sa lecture, il ne cesse d’injurier Desdemona, jusqu’à ce qu’enfin il la frappe et la renverse à ses pieds.

Alors commence un finale gigantesque, un de ces ensembles que Verdi très jeune, dans Ernani par exemple, bâtissait déjà de ses mains colossales. Ici les proportions sont encore plus grandioses, et le second finale d’Aïda même est dépassé. Malgré sa magnificence, le finale d’Aïda est surtout décoratif, celui d’Otello est beaucoup plus dramatique. Desdemona gisante et meurtrie, son silence d’abord, puis ses gémissemens, la pitié de la foule et son inquiétude, Iago courant d’un groupe à l’autre, et trouvant dans son âme assez de poison pour toutes les âmes, voilà les élémens du tableau. D’abord la douleur de Desdemona monte seule vers le ciel, vers ce soleil d’Orient qui réjouit l’air et les eaux, et qu’elle défie amèrement de tarir ses larmes. Sa plainte est une de ces phrases que Verdi seul peut trouver, éclatante comme une coulée d’or. Le chœur répond tout bas : Pietà ! Pietà ! avec une compassion infinie ; jamais la voix d’une foule ne s’est faite