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féminine se devineraient sans le texte. Notons surtout parmi ces détails de prix la phrase :


ed io rimango
Di sua Moresca Signoria l’alfiere,


que le trille final achève dans un ricanement de mépris.

Le peuple est en joie. Des lanternes vénitiennes, des flambées de sarmens s’allument dans l’air apaisé. Ah ! les jolies flammes, claires et sans fumée ! Sur les lèvres rieuses, à la pointe des archets dansent les mélodies légères ; les pizzicati crépitent, les cymbales ont de petits frissons, les flûtes jettent leurs fusées ; le feu pétille, languit et meurt. Il n’a duré qu’un instant ; ce chœur n’est qu’un accessoire délicieux. La foule interviendra toujours ainsi dans le drame avec discrétion, derrière les personnages. On va boire maintenant, mais non comme on buvait jadis, pour boire seulement, pour entonner le brindisi de rigueur. L’action se noue par cette scène bachique : il faut griser Cassio pour que son ivresse amène les querelles, le scandale et la colère d’Otello. Iago le premier attaque un couplet un peu sauvage ; Cassio lui répond avec grâce, tout en se défendant de vider plus d’un verre : Beva con me ! murmure Iago. Le rythme est franc et la strophe glisse à la fin sur une descente chromatique des plus expressives. Cassio se trouble au second couplet, et l’accompagnement l’indique. Il l’indique plus encore au troisième. L’orchestre s’échauffe, trébuche : Beva, beva con me ! répète Iago, et la foule de railler le buveur déjà chancelant. Cassio seul, avec une gaucherie charmante, avec une légèreté d’ivresse juvénile, cherche à rattraper la folle chanson qui lui échappe, et Iago hurle toujours avec plus de rage : Beva, hem con me ! À la fin, Cassio tire son épée ; on se bat. Tout s’anime, s’enfièvre ; le mouvement, la vie sont partout, dans l’orchestre et sur le théâtre. Jamais Verdi lui-même n’avait brossé un pareil tableau.

Brusquement, Otello paraît, et le bruit cesse. Ici encore, voilà bien le héros shakspearien. Sa voix tonnante ne se radoucit qu’à la vue de Desdemona, mais par enchantement. « Ma douce Desdemona éveillée de ses songes !… Cassio, tu n’es plus capitaine. » Verdi a compris le rapprochement délicieux de cette faute et de ce châtiment ! Otello congédie la foule avec dignité, avec une noblesse un peu attristée ; l’orchestre s’apaise par degrés, il arrive presque au silence. Lentement alors se dégage de cette paix un chant mystérieux ; les violoncelles murmurent, puis attendent, et Otello commence le duo idéal qui termine le premier acte. Rien de plus beau, je crois, n’a été écrit dans la langue d’amour. Le maître abandonne ici la vieille ordonnance d’autrefois : andante cantabile, court récit, allegro final à la tierce. Son duo est plus qu’un dialogue de voix ; c’est un échange d’âmes. La premîère