Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fond vrai de la révolution, c’est-à-dire la souveraineté des passions libres et la conquête de la majorité par la minorité : être conquérant ou être conquis : il faut opter entre ces ceux conditions extrêmes ; point de choix intermédiaire. Après le 9 thermidor, les derniers voiles sont déchirés, et sur la scène politique, les instincts de licence et de domination, les convoitises privées, s’étalent à nu ; de l’intérêt public et du droit populaire, nul souci; il est clair que les gouvernans sont une bande, que la France est leur butin, qu’ils entendent garder leur proie envers et contre tous, par tous les moyens, y compris les baïonnettes; sous ce régime civil, quand il se donne au centre un coup de balai, il importe d’être du côté du manche. — Dans les armées, surtout dans l’armée d’Italie, depuis que le territoire est délivré, la loi républicaine et l’abnégation patriotique ont fait place aux appétits naturels et aux passions militaires[1]. Pieds nus, en haillons, avec quatre onces de pain par jour, payés en assignats qui n’ont point cours sur le marché, officiers et soldats veulent avant tout sortir de misère; « les malheureux, après avoir soupiré trois ans au sommet des Alpes, arrivent à la terre promise; ils veulent en goûter[2]. » Autre aiguillon, l’orgueil exalté par l’imagination et le succès; ajoutez-y le besoin de se dépenser. la fougue et le trop-plein de la jeunesse : ce sont presque tous de très jeunes gens, et ils prennent la vie à la façon gauloise ou française, comme une partie de plaisir et comme un duel. Mais se sentir brave et montrer qu’on l’est, affronter les balles par gaillardise et défi, courir d’une bonne fortune à une bataille et d’une bataille à un bal, s’amuser et se risquer à l’excès, sans arrière-pensée. sans autre objet que la sensation du moment[3], jouir de ses facultés surexcitées par l’émulation et le péril, ce n’est plus là se dévouer, c’est se donner carrière, et, pour tous ceux qui ne sont pas des étourdis, se donner carrière, c’est faire son chemin,

  1. Cf., sur ce point, les Mémoires du maréchal Marmont, I, 180, 196, les Mémoires de Stendhal sur Napoléon, le rapport de d’Antraigues (Yung, M. 170, 171), le Mercure britannique de Mallet-Dupan, et le premier chapitre de la Chartreuse de Parme, par Stendhal.
  2. Correspondance de Napoléon Ier. (Lettre de Napoléon au Directoire, 26 avril 1796.) — Proclamation du même jour : « Vous avez fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. »
  3. Stendhal, Vie de Napoléon, p. 151. « Les officiers les plus terre à terre étaient fous de bonheur d’avoir du linge blanc et de belles bottes neuves. Tous aimaient la musique; beaucoup faisaient une lieue par la pluie pour venir occuper une place au théâtre de la Scala... Dans la triste situation où l’armée se trouva avant Castiglione et avant Arcole, tout le monde, excepté les officiers savans, fut d’avis de tenter l’impossible pour ne pas quitter l’Italie. » — Marmont, I, 296: « Nous étions tous très jeunes,.. tous brillans de force, de santé, et dévorés par l’amour de la gloire... Cette variété dans nos occupations et nos plaisirs, cet emploi successif de nos facultés de corps et d’esprit, donnaient à la vie un intérêt et une rapidité extraordinaires. »