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d’égaux, il ne peut être maître et qu’il est mal à l’aise là où il ne commande pas. — « Je vivais à l’écart de mes camarades, dira-t-il plus tard[1] ; j’avais choisi, dans l’enceinte de l’école, un petit coin où j’allais m’asseoir pour rêver à mon aise. Quand mes compagnons voulaient usurper sur moi la propriété de ce coin, je la défendais de toute ma force ; j’avais déjà l’instinct que ma volonté devait l’emporter sur celle des autres, et que ce qui me plaisait devait m’appartenir. » Remontant plus haut et jusqu’à ses premières années sous le toit paternel en Corse, il se peint lui-même comme un petit sauvage malfaisant, rebelle à tous les freins et dépourvu de conscience[2]. « Rien ne m’imposait; je ne craignais personne ; je battais l’un, j’égratignais l’autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était battu, mordu, et j’avais porté plainte contre lui quand il commençait à peine à se reconnaître. » Excellent stratagème et qu’il ne se lassera jamais de répéter : ce talent d’improviser des mensonges utiles lui est inné; plus tard, homme fait, il s’en glorifie, il en fait l’indice et la mesure de « la supériorité politique, » et « il se plaît à rappeler qu’un de ses oncles, dès son enfance, lui a prédit qu’il gouvernerait le monde, parce qu’il avait coutume de mentir toujours[3]. »

Notez ce mot de l’oncle : il résume l’expérience totale d’un homme de ce temps et de ce pays ; voilà bien l’enseignement que donnait la vie sociale en Corse ; par une liaison infaillible, la morale s’y adaptait aux mœurs. En effet, telle est la morale, parce que telles sont les mœurs dans tous les pays et dans tous les temps où la police est impuissante, où la justice est nulle, où la chose publique appartient à qui peut la prendre, où les guerres privées se déchaînent sans répression ni pitié, où chacun vit armé, où toutes les armes sont de bonne guerre, la feinte, la fraude et la fourberie, comme le fusil ou le poignard ; c’était le cas en Corse au XVIIIe siècle,

  1. Mme de Rémusat, I, 267. — Yung, II, 109. De retour en Corse, il prend, d’autorité, le gouvernement de toute la famille. « On ne discutait pas avec lui, dit son frère Lucien; il se fâchait des moindres observations et s’emportait à la plus petite résistance; Joseph (l’ainé) même n’osait pas répliquer à son frère. »
  2. Mémorial, 27-31 août 1815/
  3. Mme de Rémusat. I, 105. — Il n’y eut jamais de plus habile et plus persévérant sophiste, plus persuasif, plus éloquent pour se donner les apparences du bon droit et de la raison. De là ses dictées à Sainte-Hélène, ses proclamations, messages et correspondances diplomatiques, son ascendant par la parole, aussi grand que par les armes, sur ses sujets et sur ses adversaires, son ascendant posthume sur la postérité. — L’avocat, chez lui, est d’ordre aussi éminent que le capitaine et l’administrateur. Le propre de cette disposition est de ne jamais se soumettre à la vérité, mais de toujours parler ou écrire en vue de l’auditoire, pour plaider une cause. — Par ce talent, on crée des fantômes qui dupent l’auditoire; en revanche, comme l’auteur l’ait lui-même partie de l’auditoire, il finit par induire en erreur, non-seulement autrui, mais lui-même ; c’est le cas de Napoléon.