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de l’émotion et de son langage, que c’est l’absence même d’accord et de consonance entre toutes les parties de l’organisme qui nous fait distinguer les émotions feintes des véritables. Par exemple, dans la comédie de la douleur, l’expression est presque toujours exagérée et hors de proportion avec les causes : le visage n’est point pâle, la peau conserve sa couleur normale, il n’y a pas d’harmonie dans la mimique, certaines contractions ou certains relâchemens des muscles font défaut; le pouls, tâté par le médecin, trahit le secret ; une surprise imprévue, une distraction subite fait disparaître tout d’un coup la mimique de la douleur; enfin et surtout, l’expression est presque toujours centrifuge, elle manque presque absolument de ces formes concentriques qui accompagnent la douleur sincère : tout, comme on dit, reste en dehors. Il y a donc, à la fois, interversion du vrai courant de l’émotion et contradiction de témoignages entre les divers organes : l’un dit oui et l’autre dit non, l’un dit souffrance et l’autre indifférence. Inversement, quand on s’efforce de dissimuler une émotion réelle, il est bien difficile que le courant de l’émotion, qui ne peut alors s’épancher par l’expression mimique naturelle, ne se dépense pas d’une autre manière, tantôt en surexcitation intellectuelle, tantôt en mouvemens qui ne semblent avoir aucun rapport avec ce qu’on éprouve. Il y a des fureurs prêtes à éclater qui ne se révèlent que par des mouvemens rythmiques et égaux du doigt sur un objet ou par une respiration forcée. Dans un salon, une jeune femme tout à l’heure calme et silencieuse s’anime soudain, cause avec vivacité, le ton de sa voix devient musical, elle prodigue des caresses à un enfant placé près d’elle qu’elle n’avait pas remarqué, elle s’extasie devant un objet qu’elle avait vu cent fois avec indifférence ; que s’est-il passé? Celui qu’elle aime vient d’entrer dans le salon. L’émotion qui ne se dépense pas par sa voie directe se dépense par une activité insolite et confuse. Nouvel exemple de l’équivalence ou de la mutuelle compensation qui se produit entre les différentes manifestations de la force[1].

Les mouvemens expressifs, associés entre eux selon les lois que nous avons passées en revue, finissent par se fixer et par laisser des

  1. « Quand l’émotion est violente, dit M. Mantegazza (p. 70), elle peut tuer si elle ne réussit pas à s’épancher au dehors au moyen des nerfs moteurs et à se traduire en phénomènes mimiques. Dans bien des cas, il suffit de ne pouvoir pleurer ou de ne pouvoir rire pour mettre en danger les centres nerveux et, par conséquent, la vie. Nous connaissons tous l’histoire de ce mari qui tua sa femme en la liant étroitement et en lui chatouillant la plante des pieds. » En ce sens, toute expression des sentimens est protectrice et défensive, parce qu’elle est un moyen de diversion et de révulsion au dehors que la nature emploie pour diminuer la perturbation centrale.