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par exemple ; elles échappaient autant qu’il était possible au voisinage des agas et des cadis et à la redoutable force armée des pachas. On ne va pas aisément de Jannina à la vallée de Tempé ; les Ambélakiotes payaient exactement les impôts et distribuaient largement les bakchichs. Ambélaki était une vache d’abondance pour le pacha d’Épire et de Thessalie ; elle put subsister jusqu’au jour où le pacha voulut tout prendre. Les mêmes causes sociales expliquent pourquoi des îles telles que Psara, Spezza, Hydra, devinrent sous les Turcs de grands centres maritimes. Ces îles sont des rochers ; c’est cela même qui convenait à ces klephtes de mer. Le port du Pirée était ensablé et sans quais : celui de Corinthe avait totalement disparu ; il n’y avait rien à Fatras qu’une mauvaise échelle de bois ; Gythion était un désert ; Nauplie ne recevait que de petits bateaux. Mais dans les criques rocheuses des îles, on trouvait un refuge contre des oppresseurs qui n’ont jamais su manier la mer. Ainsi les klephtes avaient la liberté des aigles et les marins celle des goélands : c’est précisément ce qu’au temps de la guerre le vénérable Néophytes Vamvas disait aux montagnards du Taygète, et je tiens le fait de sa propre bouche.

La plupart des héros de la guerre furent des montagnards ou des marins ; dans ces combats isolés, la valeur personnelle était tout, c’est d’elle que dépendait le succès. L’habileté s’exerçait sur un petit théâtre, où quelque coup d’audace forçait le dénoûment. C’est pourquoi l’histoire de la guerre de l’indépendance se compose en réalité de biographies. De plan d’ensemble, il n’y en faut pas chercher : son unité d’action est fournie par le sentiment qui inspire tous les acteurs, l’amour de l’indépendance et le besoin d’avoir une patrie. C’est ce sentiment d’ordre supérieur qui donna à tant d’hommes et de femmes une énergie d’action poussée jusqu’au sacrifice prévu de la vie.

La guerre, heureusement terminée avec le concours des philhellènes et par l’intervention armée des grandes puissances, changea cet état de choses. Le rôle des gens de guerre ne dura que le temps de la guerre ; beaucoup y périrent : ceux qui survécurent n’avaient aucune des aptitudes qu’exigent l’organisation et le gouvernement d’un peuple libre ; ces aptitudes s’acquièrent dans les villes et non dans la vie aventureuse des montagnes. C’est pourquoi les hommes qui occupèrent une position quelconque dans les administrations qui se créaient furent des gens des villes ou des Hellènes venus de l’étranger à la faveur de la paix. C’est sous leur direction, bonne ou mauvaise, que la nouvelle société se forma. Elle se forma dans des conditions depuis longtemps oubliées, mais où elle eut pour modèles les sociétés européennes. Aujourd’hui, en pays turc, la propriété n’est pas encore bien consolidée ; en 1830, elle ne l’était pas