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Il se produit comme une table rase, et le vaincu, rendu à la liberté, reconstruit selon ses propres mœurs une société nouvelle.

Je pourrais citer un grand nombre de faits historiques d’où ressortirait clairement la preuve que les conquérans sont les jouets d’une illusion, quand ils s’imaginent rester les maîtres du peuple qu’ils ont vaincu. Je n’en rappellerai que deux ou trois. En Chine, les Tartares et les Chinois ne se sont point assimilés. Dans l’Inde, les musulmans sont restés séparés des Indous brahmaniques, qui les tiennent pour des ennemis ; les Mongols ont formé une troisième couche au-dessus des autres ; puis sont venus les Anglais ; c’est autant de civilisations qui vivent côte à côte sur le même sol et qu’une cause profonde, une circonstance imprévue pourra mettre aux prises. Plus près de nous, dans l’ouest de l’Asie et dans l’est de l’Europe, les populations conquises au XVe siècle par les musulmans ne se sont point mêlées à eux ; elles ont perdu leur indépendance, leur force militaire et leurs institutions ; elles ont gardé leurs mœurs ; le Turc méprise le chrétien et le maltraite, le chrétien a horreur du Turc et attend que l’heure ait sonné. Plus près encore, ne voyons-nous pas la Pologne conserver avec ses mœurs une sorte d’existence idéale, malgré la violence ou l’adresse des trois forts qui en ont fait leur proie ? Il en est et il en sera ainsi de l’Alsace jusqu’au jour, peut-être prochain, où l’illusion allemande se dissipera ; on verra que la famille prussienne de Berlin n’a pas les mêmes mœurs que la famille française de Strasbourg, de Colmar ou de Metz, et l’on trouvera nature ! que chacun retourne aux siens.

Pour le moment, l’état des populations sur presque toute la terre est celui d’équilibre instable ; la pyramide est sur la pointe ; elle ne pourra se remettre sur sa base sans fracas et sans écrasemens. Les maux toutefois seront moindres si, par une action commune, les peuples civilisés rétablissent petit à petit et en profitant des circonstances l’indépendance des peuples que la conquête a dépouillés. Mais si l’un d’eux, quel qu’il soit, tentait de faire à lui seul le travail de tous, si, par exemple, la Russie mettait la main sur l’Inde et sur Constantinople et qu’elle réussît, on ne voit pas comment une grande partie de la terre pourrait échapper à la servitude.


I.

Presque tous les changemens éprouvés par l’état social et par les mœurs du peuple grec ont eu pour cause le passage de la servitude à l’indépendance. Cette révolution ne s’est pas faite subitement ; on peut dire qu’elle se continue aujourd’hui même. Comme nous ne voyons rien en France qui puisse être comparé à cette transformation, l’étude en est pour nous doublement profitable. La révolution