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faire une juste idée, quand on n’a point passé par cette épreuve, de l’état de détresse dans lequel l’homme tombe lorsqu’il est livré sans défense à la pluie, au froid et au vent. Quand l’eau a trempé tous ses vêtemens, imprégné sa chair et pénétré presque jusqu’à la moelle de ses os, quand il ne peut pas trouver sur la terre un seul point solide pour s’appuyer et se reposer, quand il ne peut faire un mouvement sans multiplier à l’infini les sensations douloureuses, il se sent pris d’une angoisse inquiète et d’une sorte d’impatience et d’irritation fébrile contre le sort ; ensuite, ses facultés s’émoussent, le cercle se rétrécit autour de lui; il finit par ne plus sentir l’existence que par la souffrance. Les soldats, blottis les uns contre les autres, transis, grelottans, frappés d’une stupeur morne, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Cependant, sous ces glaces de la vie extérieure qui est comme gelée, se conserve la vie morale. Qu’un cri de guerre se fasse entendre, et tous ces fantômes, qui semblaient ne plus appartenir au monde réel, rentrent vaillamment dans l’existence active. »


IX.

La nuit du 8 au 9 fut encore plus horrible que la précédente; mais les soldats étaient avertis qu’avec le jour la canonnade allait enfin s’ouvrir, et du triomphe qu’ils en attendaient ils attendaient aussi la fin de leurs souffrances. A sept heures du matin, la pièce de 24, placée à la droite de la batterie Damrémont, tira le premier coup; c’était le plus ancien carabinier du 2e léger qui avait été convié par l’artillerie à l’honneur d’y porter le boutefeu. Aussitôt une clameur de joie, passant par-dessus Constantine, alla donner au Coudia-Aty la bonne nouvelle du Mansoura, et le Coudiat-Aty s’empressa d’y répondre par les détonations de ses obusiers. La batterie Damrémont, la batterie d’Orléans, les mortiers, la batterie du Roi même, où les travaux du génie avaient réussi à faire passer les deux pièces de 16 relevées par les zouaves, ne cessèrent pas de lancer sur la place leurs projectiles creux ou pleins ; pendant six heures, les canonnière turcs y répondirent d’abord avec vivacité, puis avec moins d’entrain; beaucoup de leurs embrasures étaient démolies, beaucoup de leurs pièces démontées; vers une heure, ils cessèrent le tir. Le général Valée fit donner aux batteries l’ordre de ménager leurs coups; les mortiers seuls continuèrent d’envoyer des bombes remplies de roche à feu. On avait compté sur ce bombardement et sur les incendies qu’il devait allumer pour réduire à composition les habitans de Constantine ; mais les incendies ne s’allumèrent pas ou furent promptement éteints. Après le grand espoir du matin, la réaction se fit brusquement, désolante et contagieuse. Cependant,