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à M. de Ségur ce qu’on penserait, ce qu’on dirait de lui s’il disparaissait suintement, et que M. de Ségur mettait tout son art à lui dépeindre le deuil universel, à parler des regrets que sa mort inspirerait, « vous vous trompez, reprit vivement Napoléon, on dira ouf! » c’est ainsi que finissent quelquefois les prépotens!

Le chancelier de Berlin n’en est pas là sans doute, il n’est pas allé jusqu’au bout, — il n’a pas fait la campagne de Russie ! Il ne peut cependant se dissimuler la réalité de sa position. Il vient de faire, pendant quelques semaines, l’expérience du danger de ces puissances excessives qui sont comme un poids sur un continent. Il l’a vu s’il l’a voulu : il n’est pas un pays où il n’y ait aujourd’hui le sentiment intime, profond, que seul il dispose des événemens, que tout dépend d’un mot de lui, et où il n’y ait aussi ce malaise inévitable que cause un pouvoir exorbitant dont un geste, un mouvement, peut bouleverser toutes les relations en même temps que le crédit universel. C’est si bien le secret de la situation, qu’il y a quelques jours à peine, un éminent écrivain russe, qui passe pour avoir la faveur de l’empereur Alexandre III, qui, dans tous les cas, a une sérieuse autorité dans son pays, M. Kaikof, croyait devoir se redresser contre cette toute-puissance. Il parlait, bien entendu, au point de vue russe, l’œil tourné vers l’Orient ; il conseillait d’un ton un peu hautain à M. de Bismarck, après les grandes choses qu’il a réalisées dans sa vie, de se déclarer satisfait, de se borner à consolider son œuvre, de renoncer à tout autre dessein, « notamment à la prétention d’exercer une dictature sur le monde, idée napoléonienne qui, comme on le sait, n’a pas réussi au premier Napoléon. » Il n’y a certes pas dans tout cela de quoi blesser l’orgueil de M. de Bismarck, il y a peut-être de quoi réveiller chez ce grand calculateur le sentiment de sa redoutable responsabilité. Le moment est venu, en effet, pour lui de choisir : il peut se laisser entraîner par une fascination de puissance, se croire intéressé à aller jusqu’au bout, à délier l’inconnu, et alors il est malheureusement clair que le monde serait livré à d’effroyables aventures ; il peut aussi, par une inspiration plus heureuse, s’arrêter comme il l’a fait plus d’une fois, consacrer ses derniers efforts à « consolider son œuvre, » comme le lui a dit M. Kaikof, se faire le gardien, le protecteur de la paix, comme il l’a dit lui-même si souvent, — Et à coup sûr son ascendant moral n’en serait pas diminué en Europe.

Resterait à savoir quelle influence auront sur le choix du chancelier ces élections qu’il a si violemment brusquées pour conquérir son septennat, qui sont devenues par la force des choses un événement européen autant qu’une affaire allemande. Ces élections, elles seront faites dans quelques jours, elles décideront tout, elles éclairciront, dans tous les cas, quelque peu la situation. Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck n’aura rien négligé pour obtenir du scrutin populaire la majorité