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peut saisir l’occasion si l’Allemagne venait à être engagée dans d’autres complications. Où veut-on en venir avec ces calculs ? Voudrait-on déchaîner la guerre pour des soupçons, pour des conjectures? Prétend-on, par prévision des conflits hypothétiques de l’avenir, obliger dès ce moment la France à relever un défi ou à rendre les armes? Elle répondra sûrement, sans faiblesse comme sans jactance, qu’on vienne les prendre ; mais alors il sera avéré devant l’univers qu’elle ne combat pas uniquement pour sa propre cause, qu’elle représente les indépendances offensées, même l’équilibre de l’Europe, qu’elle aura été réduite à l’inexorable extrémité de repousser la plus inique des agressions, qu’elle n’aura ni justifiée ni provoquée.

C’est là simplement la vérité. Non, ce n’est pas de la France que viennent les menaces, les démonstrations agitatrices, les défis qui troublent l’Europe ; ils viennent de ceux qui ne peuvent souffrir aucune contradiction, qui se font les interprètes batailleurs, agressifs d’une politique de domination et de dictature pour l’Allemagne. M. de Bismarck, le tout-puissant chancelier de cet empire allemand qu’il a créé, qu’il soutient de son génie, est un homme assez supérieur, assez clairvoyant pour ne pas se méprendre. Lorsqu’il désavouait récemment toute pensée d’agression contre la France, il était sincère sans doute, comme il l’est toujours, avec une audace qui ne laisse pas d’être calculée ; mais il subit lui-même les inconvéniens de la prépotence qu’il s’est faite, et il n’est pas à l’abri des périlleuses fascinations, des tentations de toutes les prépotences. Le chancelier de Berlin par le toujours de la paix, premier et dernier mot de ses combinaisons : rien de mieux assurément que de mettre la paix dans ses discours. Il la comprend toutefois, il faut l’avouer, avec une étrange liberté, et il emploie pour la maintenir des moyens passablement extraordinaires qui suffiraient souvent à la compromettre; il l’entend et il la pratique un peu en dictateur, jouant avec les alliances comme avec les intérêts des peuples, uniquement préoccupé de tout plier à ses desseins, aux calculs de sa politique. Napoléon, et ce n’est point apparemment rabaisser M. de Bismarck que de rappeler ce nom. Napoléon, lui aussi, parlait de la paix, bien entendu d’une paix qui ne pût pas le gêner dans sa puissance. Chaque guerre qu’il entreprenait, il la faisait par prévoyance, pour ne pas laisser grandir une difficulté, une hostilité qu’il pressentait; il commençait toujours par prétendre qu’on armait contre lui ! Il se jetait successivement sur l’Autriche, sur la Prusse, même sur la Russie, il serait allé à Londres s’il l’avait pu, pour conquérir la paix, une paix qui chaque fois devait être définitive. Et c’est avec ce beau système qu’il arrivait à faire de son omnipotence le plus lourd et le plus oppressif des fardeaux pour l’Europe. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il s’en rendait compte lui-même avec la sagacité du génie. On se souvient de ce mot singulier; comme il demandait un jour familièrement