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méchans avis, ou qui les attribuent au démon. Mais les spectateurs qui se laissent intimider sont justement des premiers qui voient l’œuvre nouvelle; c’est les plus frottés aux gens de lettres ou prétendues gens de lettres, et c’est précisément au spectacle, et dans les premières représentations, qu’ils s’y frottent. J’assiste à leurs angoisses. Des malins sont là qui les guettent, et les officieux de ces malins : quiconque aura ri ou pleuré, on imprimera lundi prochain qu’il est un sot ; et il n’attendra pas jusque-là pour l’entendre dire. Ne bougeons pas! c’est le calme de la Terreur. Aussi que demain, ou dans un mois, ou dans six (cela ne peut manquer d’arriver), au milieu d’une pièce de Pierre ou de Paul, apparaisse un de ces lieux communs qu’on reproche à M. Ohnet, mais dont les hommes réunis, de bonne foi, font leurs délices, ah ! quelle joie de se dégourdir! On trépignera d’enthousiasme avec sécurité; on se pâmera impunément. Mais patience ! Pas de ces ébats, ce soir : la pièce, que ces acteurs ont le courage de représenter devant nous, est de M. George Ohnet.

Eh bien ! vraiment, si l’auteur du Maître de forges a été trop heureux, l’expiation est aussi trop cruelle; et il est inhumain et peu philosophe de gêner à ce point le public dans ses divertissemens. dramaturge, ô spectateurs, la paix soit avec vous ! M. George Ohnet, à mes yeux, n’a rien de fantastique; il ne menace pas de dévorer M. Zola, ni même M. Anatole France; il n’est qu’un homme, et qui fait des pièces, comme c’est le droit du premier venu de s’y essayer, et qui a l’art d’y réussir mieux que le premier venu ; il n’a que cinq ans de plus, aujourd’hui, qu’en 1882 ; et, en cinq années, la Comtesse Sarah n’est que son troisième drame. La toile se lève ; je veux jouir du spectacle.

Voici le général de Canalheilles : un gentilhomme, un soldat, un mari à cheveux blancs; haute mine, air vénérable et chevaleresque. Voici sa femme, la Comtesse : jeune, trop jeune, bohémienne de naissance, fille adoptive d’une lady irlandaise, mariée devant nous, par le hasard d’une rencontre en Italie, à ce vieux Français ; cheveux ardens, âme ardente. Voici l’aide-de-camp, Séverac, célibataire, beau ténébreux : «Séverac,» vient de «sévère,» et sa désinence sonne sec; un tel visage avec un tel nom condamne un homme à être aimé malgré lui. Voici la nièce du général, une jeune fille, une orpheline, Blanche de Cygne; elle a été créée, apparemment, « par un décret nominatif de l’Éternel,» pour être un symbole de candeur. Hé donc! Voilà quatre types. Nous en avons connu des exemplaires particuliers dans beaucoup de romans, et notamment chez M. Feuillet ; ici, chacun de ces représentans d’un ordre le représente tout entier. Chacune de ces figures a un air de généralité, chacune manifeste une force élémentaire. Au théâtre, est-ce un tort? Sur une scène minuscule, dans un défilé d’ombres chinoises, la semaine dernière, j’ai vu passer la silhouette de Murat, panache