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Notre muletier croit décidément venu le jour de sa ruine, et, oubliant les soins affectueux dont il entoure ordinairement ses bêtes, il saute sur la charge la plus légère et sans relâche active la marche, lui qui toujours trouvait l’allure de la caravane trop rapide. Il ne retrouve un peu de calme que lorsque nous arrivons enfin dans une belle plaine cultivée et que nous quittons les territoires arabes.

Une étroite bande de terrain passant par Chouster, Ram-Hormuz et Mohammerah, marque la limite entre les Arabes et les Persans. Les habitans, cultivateurs du sol, rappellent les Farsis par leur nez long et droit ; mais ils sont Arabes par la barbe et les cheveux. Ce caractère semble être celui que les Sémites croisés conservent le plus intact. Leur costume est un mélange de celui des deux peuples dont ils sont issus. Ils sont coiffés d’un turban de couleur sombre dont ils disposent les plis d’une façon toute spéciale et assez coquette. Ils parlent les deux langues avec facilité, mais ils semblent avoir une certaine prédilection pour l’arabe. C’est de cet idiome qu’ils se servent entre eux, et ils en font sentir les dures et gutturales intonations en parlant le persan. Conservant un peu de la brutalité du nomade, ils n’offrent pas l’intérieur prévenant de l’Iranien ; mais ils sont plus dissimulés que lui et plus dépourvus encore de tout sens moral.

Le village de Kurdistan fut une de nos plus agréables étapes. Nous entrions dans le Fars. L’hospitalité des ket-khoda, des aghas ou des khan de villages était tout aussi cordiale que celle des nomades et beaucoup plus discrète. Nous étions seuls toute la journée : le soir seulement, ils venaient prendre de nos nouvelles, et nous causions longuement et amicalement jusqu’à l’heure de la prière. Leur esprit vif leur suggérait sur nos mœurs les questions les plus variées, et leur aimable tolérance nous épargnait les oiseuses controverses théologiques auxquelles nous étions trop souvent soumis. Ils nous donnaient, en retour, des détails sur la vie du pays. Même, au long du littoral, ils avaient connaissance de notre civilisation et des puissances européennes : la question anglo-russe en Asie centrale, qui traversait alors une de ses périodes aiguës, les intéressait vivement. Ce sont eux, d’ailleurs, qui nous donnèrent, à cet égard, des renseignemens, étant mieux informés que nous.

Les chefs de villages possèdent tous une maison de briques très habitable. Devant la porte, on voit parfois de petits canons rouilles, sans affûts, hors de service, mais dont le maître est très fier, car le canon est pour lui comme le symbole de la puissance occidentale. La maison est toujours formée de quatre corps de bâtimens