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sur ses pas, et, de la journée, on ne le voyait reparaître. Juliette finit par s’en apercevoir et refusa désormais de jouer, sans pourtant comprendre.

Le père Rousselin, maintenant, presque chaque jour prenait le bras de Juliette ; il essayait ses forces. Le plus souvent, par la grande chaleur de l’après-midi, elle le conduisait au jardin, réduit parfumé, calme et ombreux, qui s’étendait derrière le collège : il était réservé exclusivement au principal, qui le cultivait de ses mains pendant les congés et les récréations. Le dimanche, l’été, on y dressait la table d’amis ; on était là tout à fait à l’abri des importuns.

C’était un fouillis de plantes poussant sans art et presque sans culture. En cette saison, les arbres en fleurs s’épanouissaient au soleil. Autour des murs, une tonnelle basse, couverte de vigne, de clématites et d’aristoloches, restait noire d’ombre à côté des rayons de lumière qui, passant à travers les branches, s’étalaient sur le sol en larges taches chaudes. Un grand catalpa semait sur le sable un tapis de fleurs blanches ; par-dessus tout, un pénétrant parfum de giroflées sauvages.

Tout cela était bien capiteux pour la tête affaiblie du pauvre vieux maître à danser. En arrivant, mademoiselle l’installait bien à l’ombre. Il était longtemps encore à se remettre. Parfois, il s’endormait au pied du grand arbre, dont les grappes, en tombant, le couronnaient de fleurs. Juliette alors le quittait pour aller rêver seule. Quand il se sentait bien et qu’il était en verve, il demandait son violon, et là, pour lui et pour elle, il jouait ses airs favoris. Les cordes ne vibraient pas bien fort sous ses doigts desséchés, mais il y avait dans son exécution lente et mélancolique un charme particulier d’élégie.

Il n’avait jamais reparlé du passé ; il avait pourtant parfois dans son regard un accent de passion qui trahissait ses regrets. Un sourire de pitié pour lui-même lui venait aux lèvres ; il levait alors les yeux au ciel comme pour implorer l’oubli.

Simon ne venait presque plus. Juliette se désolait ; que devait-elle faire ? Quelle pouvait être la cause de ce nouvel abandon après ces jours d’intimité qui lui avaient été si doux ?

Un soir pourtant, il vint les surprendre au fond de leur sanctuaire. En apercevant le couple, il recula et voulut fuir sans bruit ; mais Juliette, qui l’attendait toujours, l’avait aperçu.

Elle le saisit par le bras ; il était pâle et plus ému qu’elle.

— Vous allez me dire ce que vous avez contre moi. Je ne vous abandonne pas que vous ne m’ayez répondu.

— Oui, dit-il, je le veux. Aussi bien je souffre assez moi-même ; c’est indigne de nous, je le confesse, mais je me révolte malgré moi de cette intimité constante avec un homme, un malade, un vieillard,