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Le soleil, un instant caché derrière l’écran de brume qui montait de la rivière, éclatait enfin sur le ciel pur comme un vaste éventail de feu. La lumière inonda la chambre. Le vieil homme porta la main à son visage et fit un effort pour s’abriter du jour. Le docteur et mademoiselle coururent à lui. Il ouvrit les yeux, mais son regard était vide et vague. Il ne reconnaissait personne. La raison s’était perdue pendant cette nuit de lutte contre la mort.

La fièvre était intense, le médecin n’osait se prononcer, il fallait attendre. Le blessé ne paraissait pas souffrir ; sa figure avait repris son calme. Ses yeux, fixés sur un point vague, demeuraient grand ouverts, comme ceux des enfans qui ne voient point encore et qui sourient aux anges.

Juliette, un peu soulagée par le jour qui apportait sa lumière, son parfum et sa chaleur, s’éloigna pendant qu’on déshabillait le vieil homme, jusqu’alors, on n’avait encore osé le faire. Il ne fallait point songer à le transporter ; il resta dans la chambre de mademoiselle, qui dut s’installer elle-même au premier étage.

Le lendemain, le père Antoine avait licencié le collège ; il voulait frapper par cette grande leçon l’esprit des élèves. Ce départ précipité fit diversion pendant quelques jours à l’inquiétude de Juliette ; mais quand la maison fut déserte, que la grande cour fut devenue silencieuse, elle éprouva un vide immense.

Le pauvre père Rousselin n’était plus immédiatement menacé, mais il revenait bien lentement à la vie. Il ne se souvenait plus de rien : la vue de sa garde-malade amenait parfois un sourire sur ses lèvres, mais il n’aurait su dire pourquoi. Le docteur craignait que la raison ne fût définitivement perdue. Pourtant il avait des heures de calme pendant lesquelles il semblait penser et se souvenir, mais c’était bien fugitif.

Au bout d’une semaine, le père Rousselin put se lever. On lui remit sa perruque et sa longue redingote. Appuyé au bras de mademoiselle, il se traîna péniblement jusqu’à la porte pour se chauffer au soleil. Elle avait mis sa chaise tout près de son fauteuil pour abriter leurs deux têtes sous une large ombrelle blanche.

Le pauvre homme était méconnaissable ; sa vieille face avait pris des tons de bois séché, son œil était atone, sa bouche seule avait conservé, dans ses plis, un sourire de béatitude inconsciente, reste des temps heureux. Il était haletant et sans force, sa tête roulait sur le dossier de son fauteuil sans qu’il pût la soutenir et la diriger. Cependant le grand air et la chaleur l’avaient ranimé. Juliette lui fit prendre un doigt de vin sucré ; sous cette influence, un peu de sang lui revint au visage. Dans un effort, sa tête s’étant inclinée du côté de la jeune femme, un rayon d’intelligence et de