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Juliette n’avait pas trente ans.

Devant elle, tous les jours, de gros pigeons blancs s’aimaient en plein soleil ; leur roucoulement monotone l’obsédait d’ordinaire : maintenant elle écoutait, ravie, ces chants d’amour qui traduisaient sa peine, et la vue des petits enfouis dans le duvet la rendait rêveuse.

Un matin, comme Simon gagnait lentement sa classe, mademoiselle le croisa par hasard au milieu de la cour. Le jeune homme la salua et fit un geste pour s’arrêter. Elle hâta le pas ; elle n’aurait su dire pour quel motif. Un instinct de timidité s’était emparé d’elle, par une coquetterie d’esprit inattendue et par la crainte de paraître au-dessous d’elle.

Quand elle fut à quelque distance, elle s’arrêta : il ne la suivait pas ; elle retourna la tête et le vit qui abordait le principal. Celui-ci, à la porte du parloir, distribuait les dépêches qu’il tenait à la main.

Simon Carmejade ouvrit précipitamment la lettre que le père Antoine venait de lui remettre. Aux premières lignes, Juliette le vit pâlir. Il alla s’adosser à la muraille, autant pour s’appuyer que pour se mettre à l’ombre et achever fiévreusement sa lecture.

Le père Carmejade informait son fils que sa mère était au plus mal ; il lui demandait de venir sans retard. Simon courut après le principal qui s’éloignait et lui tendit sa lettre. Celui-ci en prit rapidement connaissance, regarda sa montre.

— Huit heures, dit-il, le courrier est à neuf, peut-être avez-vous encore le temps de le prendre, hâtez-vous.

Le jeune homme serra la main que lui tendait le père Antoine et retraversa la cour.

Juliette, en le voyant partir, avait pressenti une mauvaise nouvelle ; elle était tentée d’aller à lui pour savoir, mais elle resta clouée à sa place. L’incident avait été si rapide qu’elle hésitait encore quand le jeune homme repassa devant elle, sans la voir ; il avait le visage défait. Elle remonta vivement vers le principal, qui la mit au courant.

Mademoiselle rentra dans sa chambre et baissa le rideau ; lui parti, ce qui se passait au dehors n’avait plus d’intérêt. Elle ne connaissait pas la mère de Simon, rien ne l’autorisait à prendre sa part de son chagrin ; elle n’était pour lui qu’une étrangère ; pourquoi se mettre l’esprit à la torture ? Elle essaya de se raisonner, mais son âme, brusquement éveillée du rêve qui la berçait depuis quelques jours, se trouvait noyée de tristesse, en pensant qu’il n’était plus là. Le charme était rompu ; elle n’avait jamais pensé qu’il pût s’éloigner. Elle mesurait maintenant la place qu’il occupait dans sa vie, au vide qu’y laissait son absence.