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de la gravité des risques qu’ont courus les gouvernemens représentés auprès du bey en laissant se prolonger trop longtemps la plus fausse des situations ; on en était si las à Tunis, que les Italiens eux-mêmes, et après eux les Maltais, signèrent des pétitions pour réclamer nos tribunaux; car je n’ai pas dit qu’à la multiplicité des juridictions qui existaient lors de notre arrivée s’en était ajouté une nouvelle, celle des conseils de guerre, dont les décisions soulevèrent des conflits sans fin. Ces conflits, que tout le monde n’avait pas le bon sens de chercher à étouffer, devenaient invariablement publics et dégénéraient en scandale, augmentant les résistances qui nous étaient opposées, de telle sorte que plus l’urgence se faisait sentir de supprimer les capitulations, moins nous avions de chance d’y réussir : nous avions trop attendu.

Pour nous en tenir aux incidens les plus connus, on se rappelle peut-être le bruit que firent dans la presse les affaires Canino, Meschino, etc. Beaucoup de nos soldats se perdaient le soir dans le dédale des rues sombres de Tunis, demandaient leur chemin à des gens qui ne les comprenaient pas; les uns riaient, d’autres se fâchaient. La querelle était rarement grave ; — plusieurs de nos généraux qui ont fait partie, avant 1870, du corps d’occupation français à Rome, me disaient que là les choses se passaient bien différemment; — D’ordinaire, à Tunis, nos hommes s’en tiraient sans dommage sérieux; quelquefois ils étaient assaillis, — jamais très méchamment. — Un soir, un barbier sicilien, Meschino, avec une bande d’amis ou de cliens, vint triomphalement porter à son consul un sabre-baïonnette dont ils avaient dépouillé un zouave. Le lendemain matin, les gendarmes entraient dans la boutique du barbier, l’arrêtaient et le livraient à l’autorité militaire. Le consul italien proteste, prétend avoir seul le droit de juger son national, l’état de siège n’étant pas déclaré ; le général en chef répond qu’il ne saurait laisser à un étranger le soin de faire respecter notre armée ; des notes diplomatiques s’échangent entre Rome et Paris. Mais, pendant ce temps, le conseil de guerre s’est réuni, Meschino est condamné à un an de prison. Le quartier européen s’émeut, on télégraphie dans tous les sens, les journaux s’enflamment; encore un peu et le barbier, qui n’avait voulu faire qu’une mauvaise plaisanterie, devenait un personnage politique, le champion malgré lui du parti de l’opposition à la France : il se hâta de ramener l’affaire à des proportions plus modestes en se reconnaissant coupable et en demandant sa grâce au général par une lettre dont sa famille, puis toute la ville, eut connaissance, et qui lui enleva brusquement sa naissante popularité. — Un autre jour, un cocher maltais, insolent, brutal, se faisait corriger par un officier; rentré chez