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si sa prévision s’accomplit, c’est que, comme les célèbres joueurs d’échecs, il a évalué juste, outre le jeu mécanique des pièces, le caractère et le talent de l’adversaire, « sondé son tirant d’eau, » deviné ses fautes probables ; au calcul des quantités et des probabilités physiques, il a joint le calcul des quantités et des probabilités morales, et il s’est montré grand psychologue autant que stratégiste accompli. — Effectivement, nul ne l’a surpassé dans l’art de démêler les états et les mouvemens d’une âme et de beaucoup d’âmes, les motifs efficaces, permanens ou momentanés qui poussent ou retiennent l’homme en général et tels ou tels hommes en particulier, les ressorts sur lesquels on peut appuyer, l’espèce et le degré de pression qu’il faut appliquer. Sous la direction de cette faculté centrale, toutes les autres opèrent, et, dans l’art de maîtriser les hommes, son génie se trouve souverain.

Il n’y a pas de faculté plus précieuse pour un ingénieur politique ; car les forces qu’il emploie ne sont jamais que des passions humaines. Mais comment, sauf par divination, atteindre les passions qui sont des sentimens intimes, et comment, sauf par conjecture, calculer des forces qui semblent répugner à toute mesure ? — Dans ce domaine obscur, glissant, où l’on ne peut marcher qu’à tâtons, Napoléon opère presque sûrement, et il opère incessamment, d’abord sur lui-même; en effet, pour pénétrer dans l’âme d’autrui, il faut au préalable être descendu dans la sienne. « j’ai toujours aimé l’analyse, disait-il un jour[1], et, si je devenais sérieusement amoureux, je décomposerais mon amour pièce à pièce. Pourquoi et comment sont des questions si utiles qu’on ne saurait trop se les faire. » Certainement, écrit un témoin, « il est l’homme qui a le plus médité sur les pourquoi qui régissent les actions humaines. » Son

  1. Mme de Rémusat, I, 103, 268.