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ce menton massif et proéminent, ces lèvres sinueuses, mobiles, serrées par l’attention, les grands yeux clairs, profondément enchâssés dans de larges arcades sourcilières, ce regard fixe, oblique, perçant comme une épée, ces deux plis droits qui, depuis la base du nez, montent sur le front comme un foncement de colère contenue et de volonté raidie. Ajoutez-y ce que voyaient ou entendaient les contemporains[1], l’accent bref, les gestes courts et cassans, le ton interrogateur, impérieux, absolu, et vous comprendrez comment, sitôt qu’ils l’abordent, ils sentent la main dominatrice qui s’abat sur eux, les courbe, les serre et ne les lâche plus.

Déjà, dans les salons du Directoire, quand il parle aux hommes ou même aux femmes, c’est par « des questions qui établissent la supériorité de celui qui les fait sur celui qui les subit[2]. » — « Etes-vous marié? » dit-il à celui-ci. A celle-là : « Combien avez-vous d’enfans? » A un autre : « Depuis quand êtes-vous arrivé? » ou bien : « Quand partez-vous ? » Devant une Française connue par sa beauté, son esprit et la vivacité de ses opinions, « il se plante droit, comme le plus raide des généraux allemands, et lui dit : « Madame, je n’aime pas que les femmes se mêlent de politique. » — Toute égalité, toute familiarité, laisser-aller ou camaraderie s’enfuit à son approche. Dix-huit mois auparavant, quand on l’a nommé général en chef de l’armée d’Italie, l’amiral Decrès[3], qui l’a beaucoup connu à Paris, apprend qu’il passe à Toulon : « Je m’offre aussitôt à tous les camarades pour les présenter, en me faisant valoir de ma liaison ; je cours, plein d’empressement et de joie ; le salon s’ouvre ; je vais m’élancer, quand l’attitude, le regard, le son de voix, suffisent pour m’arrêter. Il n’y avait pourtant en lui rien d’injurieux, mais c’en fut assez; à partir de là, je n’ai jamais tenté de franchir la distance qui m’avait été imposée. » Quelques jours plus tard[4], à Albenga, les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure, arrivent au quartier-général très mal disposés pour le petit parvenu qu’on leur expédie de Paris ; sur la description qu’on leur en a faite, Augereau est injurieux, insubordonné d’avance : un favori de Barras, le général de vendémiaire, un général de rue, « point encore d’action pour lui[5], pas un ami,

  1. Mme de Rémusat, Mémoires, I, 104. — Miot de Melito, I, 84.
  2. Mme de Staël, Considérations, etc., 3e partie, ch. XXVI. — Mme de Rémusat, II, 77.
  3. Stendhal (Mémoires sur Napoléon), récit de l’amiral Decrès. — Même récit dans le Mémorial.
  4. De Ségur, I, 193.
  5. Rœderer, Œuvres complètes, II, 560 (Conversations avec le général Lasalle en 1809 et jugement de Lasalle sur les débuts de Napoléon).