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odieux qui vint frapper mes regards. Les cris des mourans, les gémissemens de l’opprimé, les larmes du désespoir entourèrent mon berceau dès ma naissance… Je veux noircir du pinceau de l’infamie ceux qui ont trahi la cause commune,.. les âmes viles que corrompit l’amour d’un gain sordide. » Un peu plus tard, sa lettre à Buttafuoco, député à la Constituante et principal agent de l’annexion française, est un long jet de haine concentrée et recuite qui, contenue d’abord avec peine dans le sarcasme froid, finit par déborder, comme une lave surchauffée, et bouillonne en un torrent d’invectives brûlantes, — Dès quinze ans, à l’École, puis au régiment[1], son imagination s’est réfugiée dans le passé de son île ; il le raconte ; il y habite d’esprit pendant plusieurs années, il offre son livre à Paoli ; faute de pouvoir l’imprimer, il en tire un abrégé qu’il dédie à l’abbé Raynal, et il y résume en style tendu, avec une chaude et vibrante sympathie, les annales de son petit peuple, révoltes, délivrances, violences héroïques et sanguinaires, tragédies publiques et domestiques, guet-apens, trahisons, vengeances, amours et meurtres ; bref, une histoire semblable à celle des clans de la Haute-Ecosse, — Et le style, encore plus que les sympathies, dénote en lui un étranger. Sans doute, dans cet écrit comme dans ses autres écrits de jeunesse, il suit du mieux qu’il peut les auteurs en vogue, Rousseau et surtout Raynal ; il imite en écolier leurs tirades, leurs déclamations sentimentales, leur emphase humanitaire. Mais ces habits d’emprunt qui le gênent sont disproportionnés à sa personne ; ils sont trop bien cousus, trop ajustés, d’une étoffe trop fine ; ils exigent trop de mesure dans la démarche et trop de ménagement dans les gestes ; à chaque pas, ils font sur lui des plis raides ou des boursouflures grotesques ; il ne sait pas les porter et les fait craquer à toutes les coutures. Non-seulement il n’a pas appris et n’apprendra jamais l’orthographe, mais il ignore la langue, le sens propre, la filiation et les alliances des mots, la convenance ou la disconvenance mutuelle des phrases, la valeur propre des tours, la portée exacte des images[2] ; il marche violemment, à travers un

  1. Yung, I, 107. (Lettre de Napoléon à son père, 12 septembre 1784.)— I, 163. (Lettre de Napoléon à l’abbé Raynal, juillet 1786). — I, 197. (Lettre de Napoléon à Paoli, 12 juin 1789.) Les trois lettres sur l’histoire de la Corse sont dédiées à l’abbé Raynal par une lettre du 24 juin 1790 ; on les trouvera dans Yung. I, 434.
  2. Lire notamment son discours sur les vérités et les sentimens qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur (sujet proposé par l’académie de Lyon en 1790 ;. « Quelques hommes hardis, impulsés par le génie… La perfection naît du raisonnement, comme le fruit de l’arbre… Les yeux de la raison garantissent l’homme du précipice des passions… C’était principalement par le spectacle du fort de la vertu que les Lacédémoniens sentaient… Pour conduire les hommes au bonheur, faut-il donc qu’ils soient heureux en moyens ?.. Mes titres (à la propriété) se renouvellent avec ma transpiration, circulent avec mon sang, sont écrits sur mes nerfs, dans mon cœur… Vous direz au riche : Tes richesses font ton malheur, rentre dans la latitude de tes sens… Qu’à votre voix les ennemis de la nature se taisent et avalent de rage leurs langues de serpent !.. L’infortuné a fui la société des hommes ; le drap noir a remplacé la tapisserie de la gaité… Voilà, messieurs, sous le rapport animal, les sentimens qu’il faut inculquer aux hommes pour le bonheur. »