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de Sartène[1], canton corse par excellence, où les vendettas héréditaires maintenaient encore en 1800 le régime du XIe siècle, où la guerre permanente des familles ennemies n’était suspendue que par des trêves, où, dans beaucoup de villages, on ne sortait qu’en troupes armées, où les maisons étaient crénelées comme des forteresses. Sa mère, Lætitia Ramolino, de laquelle, par le caractère et la volonté, il tient bien plus que de son père[2], est une âme primitive que la civilisation n’a point entamée, simple et tout d’une pièce, impropre aux souplesses, aux agrémens, aux élégances de la vie mondaine, sans souci du bien-être, ni même de la propreté, parcimonieuse comme une paysanne, mais énergique comme un chef de parti, forte de cœur et de corps, habituée aux dangers, exercée aux résolutions extrêmes, bref, une « Cornélie rustique, » ayant conçu et porté son fils à travers les hasards de la guerre et de la défaite, au plus fort de l’invasion française, parmi les courses à cheval dans la montagne, les surprises nocturnes et les coups de fusil[3] : « Les pertes, les privations, les fatigues, dit Napoléon, elle supportait tout, bravait tout; c’était une tête d’homme sur un corps de femme. » — Ainsi formé et enfanté, il s’est senti, depuis le premier jusqu’au dernier jour, de sa race et de son pays.

« Tout y était meilleur, disait-il à Sainte-Hélène[4] ; il n’était pas jusqu’à l’odeur du sol même ; elle lui eût suffi pour le deviner

  1. Miot de Melito, II, 30 : « D’une famille peu considérable de Sartène.» — II, 143. (Sur le canton de Sartène et les vendettas en 1796). — Coston, I, 4 : « La famille de Mme Lætitia était originaire d’Italie et issue des comtes de Cotalto. »
  2. Son père, Charles Bonaparte, faible et même frivole, « trop ami du plaisir pour s’occuper de ses enfans « et bien conduire ses affaires, assez lettré et médiocre chef de maison, mourut à trente-neuf ans d’un squirre à l’estomac, et semble n’avoir transmis que cette dernière particularité à son fils Napoléon. — Au contraire, sa mère, sérieuse, commandante, vrai chef de famille, était, dit Napoléon, « sévère dans sa tendresse; elle punissait, récompensait indistinctement : le bien, le mal, elle nous comptait tout. » — Devenue Madame mère, « elle était trop parcimonieuse; c’en était ridicule. C’était excès de prévoyance de sa part; elle avait connu le besoin, et ces terribles momens ne sortirent pas de sa pensée... Paoli avait essayé près d’elle la persuasion avant d’employer la force... Madame répondit en héroïne et comme eût fait Cornélie... 12 ou 15,000 paysans fondirent des montagnes sur Ajaccio, notre maison fut pillée et brûlée, nos vignes perdues, nos troupeaux détruits... Du reste, cette femme, à laquelle on eût si difficilement arraché un écu, eût tout donné pour préparer mon retour de l’Ile d’Elbe, et, après Waterloo, m’a offert tout ce qu’elle possédait pour rétablir mes affaires. » (Mémorial, 29 mai 1816, et Mémoires d’Antonomarchi, 18 novembre 1819. — Sur les idées et façons de Madame mère, lire sa Conversation dans Stanislas Gérardin, Journal el Mémoires, tome IV.) — Stendhal, Vie de Napoléon. « c’est par ce caractère parfaitement italien de Mme Laetitia qu’il faut expliquer celui de son fils. »
  3. La conquête française s’opère à main armée, du 30 juillet 1768 au 22 mai 1769; la famille Bonaparte fuit sa soumission le 23 mai 1709; et Napoléon naît le 15 août suivant.
  4. Antonomarchi, Mémoires, 4 octobre 1819. — Mémorial, 29 mai 1816.