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épais : d’humeur indifférente, à l’ordinaire, il désire évidemment qu’on ne le trouble pas : auprès du foyer domestique, il s’abîme volontiers dans la contemplation d’un journal de sport. A cette révélation, faite par Stanislas, que Lucien connaît une personne « qui a un mètre quatre-vingts de cheveux. » Francillon s’est approchée vivement de son mari: « Qu’est-ce que c’est que cette femme?.. Tu connais une femme qui a des cheveux plus longs que moi? » La gentille et gamine jalousie ! Lucien y répond par des airs maussades. Mais déjà ce n’est plus de maussaderie seulement ni de gaminerie qu’il est question : par les confidences de Francine à sa tranquille amie, Mme Smith, nous avons appris d’abord qu’elle a de graves sujets de crainte ; sa gaîté même est une gaîté de nerfs, qui fait pressentir l’orage. « Elle est insupportable, » dit Lucien, tandis qu’elle va embrasser son fils. L’amie répond : « Elle vous aime trop. » Il réplique : « Elle m’aime mal. » Et Mme Smith relève le mot: « Ce que vous appelez aimer mal, c’est aimer ceux qui n’aiment pas. » Voilà, en effet, où ils en sont. Aussi, quand leurs hôtes se sont retirés, ah ! la merveilleuse scène entre le mari et la femme ! Lucien veut aller au club; puis au bal de l’Opéra, il l’avoue ; et ailleurs, elle le devine. Elle veut le retenir. C’est le duo des Huguenots, transposé dans le ton de la vie moderne; avec quel art délicat, familier, cependant énergique ! Pour empêcher l’époux de courir à la perte du bonheur commun, l’épouse le prie et s’attache à lui : tendresse chaste et ardente, ténacité ingénue et ingénieuse, menace même, à la fin, menace de représailles faite avec un sang-froid affecté, rien ne prévaut contre l’obstination du mâle, qui veut montrer qu’il est le maître de ses actions et ne doute pas qu’il restera, sans sacrifier son caprice, le maître de sa femme.

Pas plus que de cette scène, je n’espère par l’analyse donner une idée du récit que fait Francine au deuxième acte. Hardiment elle l’entame devant un ami; elle l’achève en tête-à-tête avec Lucien. Il est mis en train, suspendu, repris, coupé, continué jusqu’au bout avec une virtuosité effrayante ; c’est une variation sur le carnaval de Paris, autrement scabreuse que le Carnaval de Venise, et qui ne pouvait être imaginée que sur le violon du diable : — Le diable, c’est M. Dumas. Et de quel rayon s’éclairent ici deux âmes, l’une profonde, l’autre en surface! la présence d’esprit, la force de volonté, la douleur contenue de cette honnête femme, qui raconte à son mari, en face, qu’elle l’a suivi au bal masqué, qu’elle l’a vu avec une maîtresse, et qu’elle a soupe, séparée de lui et d’elle par une cloison, avec un amant de rencontre ! Et, pour ponctuer l’abominable discours, à chaque pause, elle jette sur la table, d’une main qui se force à ne pas trembler, les pièces justificatives de sa calomnie : le numéro du fiacre, la carte du costumier, l’addition du restaurant. Et elle dit tout, tout ce qui est vrai et qui peut se prouver, et même ce qui ne peut pas se prouver et qui est